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préoccupations morales et religieuses gênaient la liberté de penser, les grandes études historiques où la curiosité contemporaine se complaisait, en se donnant le spectacle des divergences, des erreurs, des paradoxes de l’esprit de système, ne pouvaient manquer d’amener le dégoût de la haute philosophie, au grand profit, non d’une école, mais d’une certaine méthode de penser dont le caractère distinctif fut la négation absolue de toute compétence de la raison humaine en matière de métaphysique. L’esprit philosophique en était là du vivant même de M. Cousin. L’empirisme, bien plutôt que le positivisme proprement dit, envahissait peu à peu le domaine de la philosophie en dépit des brillantes polémiques de l’école spiritualiste, et malgré les réserves faites par de libres et sincères esprits en faveur de principes supérieurs à toute expérience. Les progrès de l’école de MM. Auguste Comte et Littré s’expliquent beaucoup plus par la valeur négative de ses conclusions que par la portée de ses conceptions philosophiques. Comment ne réussirait-on pas sur des intelligences déconcertées ou découragées par la diversité et la lutte des doctrines, quand on se borne à leur dire : « Vous voyez bien que cette prétendue science transcendante est pure chimère, que tout ce qu’on vous enseigne sous le nom de métaphysique n’est qu’un amas de rêveries, si ce n’est pas un jeu de scolastique. L’observation, l’expérimentation et l’induction pour les sciences expérimentales, le raisonnement et le calcul pour les sciences abstraites : voilà pour la méthode. Des phénomènes, des lois et des classes : voilà pour la science. Des théories fondées uniquement sur l’expérience, qu’elles ne dépassent que par l’hypothèse, et qui n’ont d’autre portée que de relier, de coordonner, d’embrasser ces phénomènes, ces lois et ces classes par une généralisation supérieure n’ayant rien de commun avec toute spéculation a priori, comme par exemple la théorie de l’unité des grandes forces de la nature : voilà la philosophie. » Ceci n’est point la doctrine d’une école vraiment nouvelle et originale, c’est le vieux thème rajeuni de la grande école expérimentale dont Bacon, Locke, Hume, Reid, sont les organes les plus autorisés.

Telle était la lassitude des esprits devant tant d’efforts tentés sans résultat définitif et durable, par le génie des plus grands philosophes anciens et modernes, que la pensée contemporaine se serait peut-être laissé enfermer au moins pour de longs jours dans ce domaine limité, mais sûr, où elle ne risquait plus de s’égarer. Cependant le positivisme avait compté sans cet éternel besoin d’explications qui tourmente et aiguillonne l’esprit humain. C’est beaucoup de connaître les phénomènes de l’univers et les lois qui en font l’ordre admirable ; cela ne suffit point. La philosophie, même