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longtemps. A certains égards, on pourrait dire que pendant ses trois siècles de durée, le servage n’avait jamais été entièrement accepté du peuple. Plusieurs fois, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à la suite de Stenka Razine et de Pougatchef, les paysans s’étaient laissé soulever au nom de la liberté. La couronne qui l’avait imposé, la noblesse qui en bénéficiait ne regardaient plus depuis longtemps le servage comme une institution irrévocable et définitive. L’émancipation n’a peut-être été autant retardée que grâce aux appréhensions suscitées par les mouvemens révolutionnaires de l’Europe qui en semblaient devoir précipiter l’exécution. L’empereur Alexandre Ier paraissait fait pour une telle œuvre, il la prépara par une expérience partielle en faisant libérer les serfs des trois provinces de la Baltique, les paysans esthoniens et lettons, peut-être les plus opprimés de tous, parce que d’une autre race que leurs conquérans et seigneurs allemands. L’empereur Nicolas, suivant l’exemple de son frère, allégea et relâcha autant que possible les liens qu’il n’osait rompre. L’émancipation était son rêve favori, et l’on assure qu’à son lit de mort Nicolas en légua l’accomplissement à son fils et successeur. Ce fut probablement du reste un bien pour l’empire que cette grande tâche n’ait pas été affrontée plus tôt, la préparation en fut plus sûrement étudiée, l’exécution plus hardiment conduite.

Une des choses qu’il importe le plus de ne point perdre de vue si l’on veut comprendre la transformation contemporaine de la Russie, c’est la part qu’y ont prise l’opinion et l’esprit public. La littérature, qui chez les peuples modernes ouvre toujours le chemin, les lettres sous toutes leurs formes, poème, roman, histoire, critique, avaient d’avance frayé la route ; elles n’avaient eu pour cela qu’à ramener l’attention des hautes classes vers le peuple et les mœurs populaires. Comme en Amérique, des romanciers furent les apôtres ou les prophètes de l’émancipation. La Russie a eu mieux que la Case de l’oncle Tom et les novels à tendances des femmes américaines ; elle a eu dans les Ames mortes de Gogol, dans les Mémoires d’un Chasseur d’Ivan Tourguénef, des tableaux d’une admirable vérité, ou plutôt des miroirs où, comme dans une glace polie, se reflétaient sans travestissement, sans faute de dessin ou de couleur, le visage et la vie des serfs et des maîtres. Les publicistes du dedans et du dehors étudiaient scientifiquement la réforme que faisaient ardemment désirer les peintures des romanciers. Sur ce point, les deux courans qui d’ordinaire se disputent l’esprit russe, le courant européen et le courant national, poussaient dans le même sens. Toutes les écoles, slavophiles et occidentaux, étaient d’accord sur le but ; la même cause avait pour avocats Nicolas Tourguénef et Herzen. Ce n’était plus un souverain, un homme isolé, ce n’étaient plus quelques individus formés à la discipline de l’étranger qui