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mains de la classe cultivée, c’est-à-dire aux mains de la noblesse, aux mains des grands propriétaires que l’émancipation en a dépouillés. Le servage, de l’opinion de tous, était un lien imparfait, vicieux, impossible à rétablir ; mais beaucoup d’esprits n’ont pas encore accepté sans réticence l’abolition de tout lien légal entre les communes de paysans et les propriétaires, et ils cherchent sous quelle forme se pourrait renouer entre les deux classes un lien de cette sorte. On veut ainsi, plus ou moins ouvertement, par des moyens plus ou moins détournés, revenir sur une des parties les plus importantes de l’acte d’émancipation, et sinon restaurer le servage, rétablir l’ancienne dépendance du paysan. Les uns voudraient rendre aux propriétaires le droit de police domaniale et le droit de nommer les fonctionnaires des communes rurales, les autres proposent une réorganisation de l’administration locale avec un système d’élections qui remettrait toute l’influence à la grande propriété. Nous pourrons, en étudiant la commune russe, voir quels sont ces divers procédés, ces diverses méthodes de contre-réforme aristocratique, car toute cette grave question des rapports de la noblesse et du peuple des campagnes, des anciens seigneurs et des anciens serfs, se ramène à la question des rapports de la propriété individuelle et de la propriété commune.

Nous avons montré quel est l’esprit libéral, l’esprit à la fois moderne et national dont a été animée cette grande œuvre de l’émancipation. Nous en avons signalé les mérites et les faiblesses, les espérances et les déceptions, les avantages et les défauts inséparables de toute œuvre humaine. Cette réforme, pacifiquement accomplie sous nos yeux sans bruit et sans éclat, est une des plus grandes choses que mentionne l’histoire et sera une de celles qui feront le plus d’honneur au XIXe siècle. De telles entreprises ne s’achèvent pas sans qu’un pays soit obligé d’y consacrer toutes ses forces. L’opération du rachat était une lourde charge pour le peuple et pour le trésor ; l’un et l’autre l’ont vaillamment et heureusement supportée, grâce à une sage administration et grâce à une longue paix. C’est pour ne point compromettre sa transformation intérieure que la Russie a si soigneusement évité toute aventure extérieure et qu’elle s’est longtemps tenue en dehors de toutes les complications européennes. Une telle situation éclaire beaucoup de choses dans la politique des vingt dernières années et jette aujourd’hui sur la politique russe en Orient une lueur rassurante. En dépit des ambitieux desseins qu’on lui prête à l’étranger, la Russie s’est trop bien trouvée de la paix et en a encore assez besoin pour ne point l’aller troubler, à moins d’y être contrainte par les provocations d’autrui ou le salut même des chrétiens d’Orient.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.