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toutes conventions civiles, les dépôts de valeurs, et il exerce la tutelle des orphelins et la curatelle aux successions vacantes. Il remplit aussi une autre curatelle appelée de la bina (entrée de la femme au domicile conjugal), qui s’applique à des filles mariées avant leur nubilité : il décide du moment où elles pourront être livrées à l’époux.

Les tribunaux musulmans furent d’abord, en exécution de nos engagemens de 1830, maintenus dans la plénitude de leurs attributions ; nous nous bornâmes à faire à leur égard acte de souveraineté en leur conférant l’investiture qu’ils tenaient auparavant de l’autorité politique turque. Mais il y a une juridiction dont l’unité s’impose nécessairement, celle qui est instituée pour sanctionner ces lois de police et de sûreté également obligatoires dans un état pour les nationaux et les étrangers. Après avoir commencé (1832) par rendre les sentences pénales des cadis passibles d’appel devant nos magistrats, on enleva (1841) aux tribunaux indigènes la connaissance des infractions de droit commun, pour ne leur laisser que celle des faits punissables dans la loi musulmane, mais ne constituant dans la nôtre ni crime, ni délit, ni contravention, c’est-à-dire des fautes contre la discipline religieuse. Cette vague formule les laissant toutefois en possession d’un pouvoir homicide, dont on avait voulu les désarmer, il leur fut expressément interdit (1843) d’appliquer en aucun cas la peine de mort[1]. La réforme s’était parallèlement étendue aux matières civiles, pour lesquelles l’ordonnance royale du 27 avril 1841 posa le principe de l’appel devant la juridiction française.

La justice française envahissait donc graduellement le domaine de la justice musulmane. C’était la tradition de notre politique de conquêtes tendant à fondre dans l’unité nationale les populations

  1. Il ne s’agissait pas seulement de crimes contre la religion, comme le sacrilège, le blasphème, qui sont si sévèrement réprimés dans les législations orientales. Dans les usages arabes, sinon dans les lois, on punissait souvent d’une manière très rigoureuse des actes auxquels nous n’attachons aucune valeur morale. Ainsi de simples faits d’inconvenance ou de grossièreté ont entraîné la bastonnade et quelquefois le dernier supplice. Je me rappelle à cet égard une assez plaisante anecdote qui me fut contée sous un gourbi de la plaine du Chéliff. Un, nommé Djelloul-ben-Zoubéïr, appelé devant le chef et la djemâa de sa tribu, s’y était, dans son émotion, rendu coupable d’un manque de respect involontaire envers l’assistance. La gravité musulmane ne pardonne pas ces oublis. On voulut le lapider. Il put monter à cheval et s’enfuir. Plus de vingt ans s’écoulèrent sans qu’on entendit parler de lui. Un jour cependant, pris du désir de revoir le lieu natal, il se décida à revenir. Il était blanchi et méconnaissable. Aux abords de sa tribu, il remarqua une passerelle en bois sur un torrent qu’il traversait à gué dans sa jeunesse. Ayant demandé à des bergers depuis quand elle existait, il entendit l’un d’eux dire à ses camarades qui cherchaient dans leur mémoire : « Les Français l’ont construite l’année de la faute de Ben-Zoubéir. » À ces mots, notre voyageur tourna bride brusquement, et alors ses interlocuteurs le reconnurent.