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avec quiconque n’admettait pas comme un principe l’intégrité de l’empire osmanli. L’Angleterre ne s’associera jamais à une croisade contre l’islamisme ; elle ne peut oublier qu’elle a aux Indes à 40 millions de sujets mahométans. Elle n’est pas disposée non plus à s’abstenir quand les autres agissent ; elle a rompu avec ce système « d’indifférence absolue et d’apathie internationale » si cher à M. Gladstone et qui a produit ce que nous savons. Si quelque puissance étrangère menaçait les Turcs, peut-être les défendrait-elle ; mais la bienveillance qu’elle a pour eux ne va pas jusqu’à les protéger contre les mécontentemens de leurs sujets, ni contre les révoltes de leurs vassaux, ni contre les conséquences fatales de leurs fautes. « L’empire turc, disait lord Derby, est-il dans un état de décadence qui tienne à des causes intérieures ? C’est une question sur laquelle je ne veux pas exprimer d’opinion. Ce qui est certain, c’est que nous avons pris sur nous il y a vingt ans de protéger la Turquie contre des ennemis du dehors, mais que nous ne nous sommes jamais engagés à la garantir contre le suicide ou contre la mort naturelle. » Si tout le monde consent à laisser les choses suivre leur cours naturel, si la Russie s’engage à ne pas assassiner « l’homme malade » et si l’Angleterre ne s’oppose point à ce qu’il meure de sa belle mort, n’est-on pas bien près de s’entendre ? Le malheur est que tout à coup la Serbie a tiré l’épée du fourreau ; on se bat sur les bords de la Drina et du Timok, et l’Angleterre sait que les Serbes ne se battraient pas, si le prince Gortchakof ou le général Ignatief ne leur en avait donné la permission.

Ce qui a tout gâté, ce n’est pas la contrariété des opinions, ce sont les mauvais procédés et les vifs ressentimens, les justes susceptibilités qu’ils ont éveillées. On a été maladroit, et c’est une question de savoir si on l’a été naïvement ou par calcul et de propos délibéré. Le 13 mai, M. de Bismarck mandait auprès de lui les trois ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Italie à Berlin. Il leur donnait communication du mémorandum rédigé par les trois puissances alliées ; il les engageait à en faire un résumé aussi correct que possible, à l’expédier par le télégraphe à Rome, à Paris et à Londres, et il leur témoignait l’espoir que leurs gouvernemens emploieraient aussi le télégraphe pour envoyer leur adhésion. Le prince Gortchakof et le comte Andrassy devaient rester à Berlin jusqu’au 15 ; on désirait que tout fût réglé avant leur départ.

Le chancelier de l’empire allemand est un psychologue consommé, et on croira difficilement qu’il n’ait pas deviné ce qui allait arriver. Il savait de science certaine que M. le duc Decazes ne demanderait pour en voyer son adhésion que le temps qui est strictement nécessaire pour plonger une plume dans un encrier, et il y a toujours de l’encre dans l’écritoire de M. le duc Decazes ; mais il ne pouvait échapper à la perspicacité de M. de Bismarck que l’Angleterre ressentirait vivement