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n’est guère intelligible au nord de la Méditerranée. L’histoire n’en fait pas souvent mention, et nous fûmes tous surpris qu’on y attachât tant de prix en Égypte. Les courtisans au Caire nous instruisirent en donnant au vice-roi, quand il reparut dans la province, le titre de souverain, et des brochures furent publiées en France où il recevait le titre d’Ismaïl Ier. Si nous étions versés dans l’étude des délicatesses de la langue turque, nous pourrions préciser la signification et la portée du mot khédive ; on peut le traduire par « souverain, » mais il ne comprend dans ce cas rien de plus qu’un titre honorifique et n’a jamais entraîné dans la pensée des ministres de la Porte aucune souveraineté réelle, aucune sorte d’indépendance, aucun droit dépassant les limites du firman adressé à Méhémet-Ali le 18 février 1841. Nous en aurons la preuve dans une lettre du grand-vizir Aali-Pacba, publiée en 1869, car le gouvernement du Caire ne se serait pas contenté de jouir d’une nouvelle dignité improductive, et il comptait tirer parti de celle dont l’investiture lui avait coûté si cher.

La fin de l’année 1869 avait été fixée pour l’inauguration du canal de Suez. Toutes les monarchies de l’Europe annonçaient l’intention de prendre part à cette fête de l’industrie et de s’y faire représenter. C’était l’occasion de connaître la valeur du titre nouvellement conféré au vice-roi. Pouvait-il s’en prévaloir pour entrer en relations directes avec les souverains étrangers ? C’est ce qu’on ne savait pas encore. Ismaïl partit pour l’Europe. Son altesse vint directement d’Alexandrie à Corfou et pria le roi des Hellènes d’assister aux fêtes de l’inauguration. Il s’adressait d’abord à un souverain dont la situation était secondaire dans l’ordre des monarchies. La Porte ne s’en émut pas immédiatement ; mais lorsque la même invitation eut été faite à d’autres souverains, successivement visités par son altesse, le gouvernement ottoman prit l’alarme. Aali-Pacha écrivit aussitôt ce qui suit : « Votre altesse est trop éclairée pour qu’on ait besoin de lui rappeler que l’invitation d’un souverain indépendant à un pays étranger doit se faire par le souverain indépendant du pays qui invite. Le contraire touche aussi bien à la dignité de l’invité qu’aux droits du souverain territorial. Donc la forme adoptée dans cette question par votre altesse se trouve sur tous les points contraire et au respect du aux droits sacrés de notre souverain et aux égards nécessaires aux augustes princes qu’elle s’est proposé d’inviter. »

La remontrance était dure ; mais, était-on bien fondé à parler sur ce ton dans la capitale de l’empire ottoman ? Était-il permis de ne laisser rien subsister des droits nouveaux qu’au Caire on avait pu croire acquis avec le titre de khédive et qu’on n’avait pas obtenus