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le luxe de nous en permettre l’emprunt. Paris eut l’honneur de recevoir du Caire le plus délicat de ses divertissemens. Autrefois les compositeurs et les artistes venaient demander aux Parisiens la renommée qui d’ici rayonnait dans toute l’Europe ; c’est en Afrique cette fois, aux limites du désert et en pays demi-civilisé, qu’il fallut la chercher. L’Italie n’eut plus besoin de la France : Italia fara da se. Le gouvernement d’Égypte eut à Paris un agent chargé d’engager les célébrités féminines de nos petits théâtres. Comme contraste avec l’opéra de Verdi, le vice-roi s’intéressa aux opéras que M. Richard Wagner doit faire représenter prochainement à Bayreuth ; il donna 10,000 francs pour contribuer à l’éclat de cette solennité allemande.


III

Nous voici arrivés à l’un des actes les plus sages et les plus utiles de l’administration vice-royale. Nous voulons parler de la réforme judiciaire, laquelle a été certainement conçue en vue du « bonheur » général du peuple égyptien, car il ne paraît pas jusqu’à présent qu’elle ait fonctionné de manière à assurer le bonheur particulier du gouvernement. La pensée d’Ismaïl-Pacha, pensée vraiment digne d’un souverain, était de soustraire son pays au conflit de juridictions qui annulait l’exercice de la justice et la rendait illusoire. L’appliquer aux sujets égyptiens, rien n’était plus aisé. Les cadis l’administraient régulièrement, l’irrégularité et, faut-il le dire, la prévarication étant la règle en pays musulman. Mais en Égypte la question se compliquait de la présence d’un très grand nombre d’Européens. Dans tous les centres de population du pays, une colonie, composée surtout de Français, d’Anglais, d’Italiens et de Grecs, vit, s’agite, se livre à l’industrie, au commerce, à la banque, vend, achète, spécule, recourt au crédit, contracte, transige et se livre à tous les actes de la vie civile. Il en résulte d’incessantes contestations, et la justice, la justice civile surtout, est continuellement invoquée. D’un autre côté, l’affluence des étrangers qui vont chercher fortune à Alexandrie n’y amène pas la société la plus recommandable. Un grand nombre d’entre eux sont des déclassés de la pire espèce : les uns perdus d’honneur et de débauche, les autres brouillés avec les tribunaux de leurs pays : banqueroutiers, gens de sac et de corde, piliers de tripots, aventuriers prêts à tout faire. Les coups de couteau ne sont pas rares dans le pays, et l’on cite des vols à main armée, en plein jour, accomplis avec une audace inouïe et couverts d’une impunité plus extraordinaire encore. Quant à la classe plus civilisée, qui ne donne pas dans ces excès et sait éviter