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il est encore de règle qu’un gouvernement ne peut manquer à ses obligations sans mettre sa dignité et son honneur en péril. Que serait-ce, s’il cherchait à frustrer ses créanciers de leur gage au moyen d’un subterfuge ?

Le décret du 11 mai 1876 qui prononça l’unification de la dette donna aux créanciers du gouvernement égyptien des garanties au moins morales. Il instituait un contrôle sérieux, sous le titre de « Conseil suprême du trésor, » composé mi-partie d’Européens et d’indigènes. Ce conseil doit présider à la formation du budget, à la perception et à l’emploi des revenus affectés au paiement de la dette, à la formation et à l’examen des comptes, et certainement l’élément européen introduit dans ce conseil donnera aux créanciers des garanties. D’où vient qu’ils ne se sont pas montrés rassurés ? C’est que le conseil suprême du trésor, constitué par la seule volonté du chef de l’état, pourra être destitué par cette même volonté ; c’est que son existence et l’efficacité de ses attributions dépendront entièrement de l’arbitraire ; c’est qu’il n’y a dans ces gouvernemens d’Orient aucun pouvoir modérateur capable de résister au souverain. Les porteurs de titres de la daïra se sont donc demandé si le conseil du trésor existerait, s’il resterait libre d’exercer ses pouvoirs, si ses avis seraient longtemps écoutés et suivis. En attendant, ils n’ont pas voulu se dessaisir de leur hypothèque ; ils s’y attachent comme les gens qui se noient s’attachent à un bâton flottant. Leur instance ayant été introduite devant le tribunal réformé, la question était de savoir s’il se déclarerait incompétent. Vaine espérance ! Les juges ont retenu l’affaire, et c’est ici que le gouvernement égyptien a ressenti l’effet de la réforme judiciaire qu’il avait tant souhaitée et pour laquelle le ministre des affaires étrangères, véritable Juif errant de la diplomatie égyptienne, a parcouru toute l’Europe. C’est le revers de la médaille ; mais la justice est ainsi : on ne peut pas l’invoquer pour les autres et n’en tenir soi-même aucun compte. Patere legem quam ipse fecisti. On a dit que l’administration égyptienne saurait s’y soustraire ! Et comment le pourrait-elle ? La conscience de juges intègres est plus forte que toutes les armées. Les 10t000 hommes qu’Ismaïl-Pacha a déployés, il y a deux ans, contre M. de Lesseps pour le forcer à se soumettre à une diminution des droits de passage par le canal n’ont point empêché les protestations déjà compagnie. Ils seraient également impuissans contre des magistrats armés de l’autorité suprême de la vraie justice.

Le gouvernement n’a pas épargné les insinuations menaçantes : il a déclaré que personne ne prêterait la main à l’exécution des arrêts du tribunal. Les juges ont répondu que, s’il en était ainsi, le premier paquebot partant pour l’Europe les recevrait à bord. Et