Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/952

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le roi savait bien aimer mon père, aussi savait-il bien le reprendre, dont mon père m’a raconté deux occasions. Le duc de Bellegarde, grand écuyer et premier gentilhomme de la chambre, était exilé ; mon père était de ses amis et premier gentilhomme de la chambre aussi ainsi que le premier écuyer, et au comble de sa faveur. Cette dernière raison et ses charges exigeaient une grande assiduité, de manière que, faute d’autre loisir, il se mit à écrire à M. de Bellegarde en attendant que le roi sortît pour la chasse. Comme il finissait sa lettre, le roi sortit et le surprit comme un homme qui se lève brusquement et qui cache un papier. Louis XIII, qui de ses favoris plus que tous les autres voulait tout savoir, s’en aperçut et lui demanda ce que c’était que ce papier qu’il ne voulait pas qu’il vît. Mon père fut embarrassé, pressé, et avoua que c’était un mot qu’il écrivait à M. de Bellegarde, « Que je voie ! » dit le roi ; il prit le papier et le lut. « Je ne trouve point mauvais, dit-il à mon père après avoir lu, que vous écriviez à votre ami, quoiqu’en disgrâce, parce que je suis bien sûr que vous ne lui manderez rien de mal à propos ; mais ce que je trouve très-mauvais, c’est que vous manquiez au respect que vous devez à un duc et pair, et que, parce qu’il est exilé, vous ne lui écriviez pas monseigneur, » et déchirant la lettre en deux : « Tenez, ajoutait-il, voilà votre lettre, elle est bien d’ailleurs, refaites-la après la chasse et mettez monseigneur comme vous le lui devez. »

Minutie, argutie, tatillonnage ! « Il y a temps pour niaiser, » disait Pascal ; il devrait également y avoir temps pour régner quand on est roi ; mais non, le ministre suffit, et, pendant qu’il gouverne, on tire l’oreille à son page à propos d’une question d’étiquette. Les Bourbons là-dessus étaient passés maîtres, et les plus désœuvrés naturellement furent les plus forts. Louis XV, si ressemblant à son ancêtre par le tour d’esprit noir et lugubre, eût, en fait d’étiquette, rendu des points à Louis XIII. L’autre occasion dont parle Saint-Simon concerne les amours du roi et de Mlle d’Hautefort. « Le roi était véritablement amoureux de Mlle d’Hautefort. Il allait plus souvent chez la reine à cause d’elle, et il y était toujours à lui parler. Il en entretenait continuellement mon père, qui vit clairement combien il en était épris. Mon père était jeune et galant et ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu maître de le cacher, et en même temps qui n’allait pas plus loin. Il crut que c’était timidité, et sur ce principe, un jour que le roi lui parlait avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que je viens d’expliquer et lui proposa d’être son ambassadeur et de conclure bientôt son affaire. » Louis XIII le laissa dire, puis brusquement coupa court aux offres immorales de ce page, qui se serait épargné sa peine s’il eût mieux connu cet auguste amoureux dont le tempérament appelait au