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faut ; menacez de retirer la commande, il y renoncera plutôt que de s’exposer à plus de fatigue qu’il ne veut s’en donner. Entrez dans un atelier ; on fume, on rit, on cause ; de temps en temps on donne un coup de marteau, on soulève une pierre, puis on discute sur la manière de s’y prendre, on recommence ; enfin le jour baisse, l’heure sonne, et voilà la journée finie. On a toujours un prétexte pour chômer, la chaleur, le froid, la pluie et surtout les fêtes. À quoi bon s’exténuer ? Il faut si peu pour vivre et pour élever une famille. Un adulte peut dans les villes se nourrir pour 2 yen 75 sen (14 fr.) par mois, à raison de trois repas par jour, composés de riz, de poisson, de légumes, et arrosés de thé faiblement coloré. Dans la campagne, il vit avec 20 yen (100 fr.) par an. Grâce à la douceur relative du climat, l’homme rustique a peu de besoins : une méchante cabane, quelques vases de laque ou de porcelaine grossière, une natte pour tout mobilier et quelques vêtemens de coton ou de soie qu’il aime à tenir propres, voilà à quoi se bornent ses désirs. Augmenter sa production, ce serait travailler pour le fisc bien plus que pour lui, et il fait si bon s’endormir dans une douce somnolence en regardant monter aux poutres la fumée du brasier ! Les familles sont peu nombreuses ; on aime mieux avoir peu de bouches à nourrir et moins de bras à employer. Grâce à l’adoption, qui lui permet de placer ses fils sous un autre toit, le père s’arrange pour n’avoir que deux ou trois enfans à élever. Vers cinquante ans, il renonce complètement, s’il le peut, au travail, garde la maison et reste à la charge de son fils aîné, qui le nourrit pieusement jusqu’à sa mort.

Tel est le type de la race appelée depuis des siècles à mettre le Japon en valeur ; sans besoins, sans ambition pour lui ni pour ses enfans, l’homme du peuple s’estime heureux s’il ne meurt pas de faim et s’il peut, quand on lui demande compte de son passage sur la terre, répondre, comme ce personnage illustre qui avait sauvé sa tête au milieu des tourmentes révolutionnaires : « J’ai vécu. » Considéré au point de vue social, il n’est nullement malheureux ; il vit doucement, au grand air, au soleil, en flâneur, et sa condition est cent fois préférable à celle du travailleur besogneux, haletant, surmené, qui gagne péniblement. sa vie dans les ateliers de Manchester ou végète dans les bouges infects de Londres ; mais, considéré comme machine humaine, on conçoit qu’il ne progresse pas et rende peu. De là vient que, malgré le bon marché de la main-d’œuvre (résultat du bon marché de l’alimentation), l’industrie japonaise n’arrive pas à produire à des prix rémunérateurs ; on obtient des œuvres fines, délicates, soignées, mais qui, tout compte fait, ne peuvent lutter de prix avec la concurrence européenne. Le commerce étranger s’est évertué à créer dans la population des besoins qui n’existent pas ; le gouvernement a semblé lui-même encourager