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émotions et de ses sympathies en présence d’une lutte engagée au nom des Slaves. Les poètes, les polémistes de journaux, les personnages les plus éminens se font les interprètes ou les auxiliaires de ce mouvement passionné qui a tous les caractères d’une intervention libre, spontanée en faveur des « frères du sud. » Les Russes ne se contentent pas d’envoyer, avec les plus chaleureux encouragemens, des armes, des munitions, de l’argent, des ambulances ; ils ont déjà donné aux Serbes un commandant en chef dans le général Tchernaeïf, et depuis trois mois nombre d’officiers ont quitté l’armée du tsar pour aller combattre en Serbie, où ils ont été une précieuse ressource de commandement, où plus d’un est déjà tombé victime de son dévouement. Ce ne sont pas seulement les officiers qui vont faire la guerre slave ; chaque jour des détachemens de volontaires venant de Russie passent à travers les provinces roumaines pour aller au-delà du Danube, si bien qu’avant peu les Russes pourraient devenir le noyau le plus sérieux et le plus solide de l’armée serbe.

L’opinion ou la passion publique presse le tsar de lever le drapeau de la croisade, de se mettre à la tête des Slaves, d’aller couper la tête du dragon qui, vers Le Bosphore, dans Byzance, au pied du temple sacré, garde la couronne de l’islam. Les Russes ont sans doute le droit de témoigner leurs sympathies à ceux qui combattent dans les Balkans. Jusqu’à quel point cependant ces manifestations impatientes sont-elles de nature à simplifier les questions qui s’agitent aujourd’hui ? A quoi arriverait-on si par cette intervention de tous les instans et sous toutes les formes, en entretenant ou en propageant l’excitation, on finissait par persuader aux Serbes ; qu’ils n’ont qu’à tenir pour être secourus, et par intéresser, par engager peut-être l’orgueil russe ? L’empereur Alexandre II est un partisan sincère de la paix ; il veut, dit-on, que son règne soit le règne de la paix ; il a su jusqu’ici se défendre des conseils impatiens, et le prince Gortchakof partage les sentimens du tsar. Ce ne serait pas peut-être le meilleur moyen d’aider l’empereur et le chancelier dans leur tâche laborieuse, que de prêcher sans cesse la guerre sainte pour la destruction de la Turquie, pour Constantinople, d’autant plus qu’en définitive la Russie risquerait de n’être pas suivie bien loin par ses plus intimes alliés, par cette Allemagne dont la circonspection soulève aujourd’hui toutes les fureurs des polémistes russes. C’est là précisément le danger de ces mouvemens d’opinion qui à des questions déjà suffisamment graves, confiées à la prévoyance des cabinets, ajoutent les emportemens de la passion, les exagérations de l’esprit d’aventure.

L’agitation anti-turque n’a sans doute rien de nouveau en Russie. Elle se produisait autrefois avec moins d’éclat, avec moins de bruit, elle peut se manifester aujourd’hui sans contrainte par les journaux, par des comités, dans la liberté facile de la société russe. Une chose plus ex-