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Nous franchîmes une dernière enceinte et pénétrâmes dans des jardins soigneusement entretenus. Le manoir, avec ses nombreux pignons, ses porches, ses tourelles, ses croisées en saillie, ses rideaux de lierre et ses toits pointus, offrait un admirable échantillon de l’architecture du xviie siècle. Il se dressait au milieu de larges terrasses qui dominaient le vaste horizon boisé.

Notre requête avait été transmise à un maître d’hôtel qui daigna ne pas nous faire attendre. Il répéta que sir Richard était absent, mais que l’on venait de prévenir la femme de charge.

— Serions-nous assez bons pour lui remettre nos cartes ? — Vu l’absence du propriétaire, mon ami jugea cette demande contraire à l’étiquette. — Quoi, pour la femme de charge ? dit-il.

Le maître d’hôtel toussa respectueusement. — Miss Serle n’est pas absente, répliqua-t-il.

Je tirai de ma poche une carte de visite, un crayon et j’écrivis sous mon nom : New-York. Tandis que je tenais le crayon à la main, cédant à une soudaine impulsion et sans trop réfléchir, j’ajoutai au-dessus de mon nom : M. Clément Serle.

La femme de charge, petite vieille qui avait la mise modeste de son emploi, mais les manières d’une dame, vint bientôt nous rejoindre. Guidés par elle, nous traversâmes une douzaine d’appartemens ornés de tableaux précieux, de vieilles tapisseries, de vieilles armures, en un mot de tout ce qui constitue le luxe d’un noble manoir. Les peintures n’eussent été déplacées dans aucun musée. Il y avait là deux Van-Dyck, trois Rubens et un Rembrandt d’une authenticité incontestable. Serle se promenait les yeux brillans, les lèvres serrées, comme absorbé dans une rêverie silencieuse.

Enfin, l’ayant perdu de vue, je retournai sur mes pas et le trouvai dans la salle que je venais de quitter, assis sur un divan, le visage caché dans ses mains. Devant lui, rangée sur un antique buffet, s’étalait une collection de majoliques ; ces immenses plats, ces potiches, ces vases noblement ventrus et bosselés, évoquèrent à mes yeux l’image du jeune voyageur qui, à près d’un siécle de distance, avait visité l’Italie et rapporté chez lui ces trésors.

— Qu’avcz-vous donc, Serle ? demandai-je à mon compagnon. Seriez-vous souffrant ?

— Ce n’est rien ; un souvenir du passé ! répliqua-t-il en me montrant un visage hagard. Je me suis rappelé un vase de ce genre qu’il me semble avoir vu dans mon enfance… Au nom du ciel, ajouta-t-il en se redressant tout à coup, emmenez-moi ! Je serais capable de proclamer mon identité et d’affirmer mes droits, ou bien j’irai trouver miss Serle, et je la supplierai de me garder ici.

Si le pauvre Serle mérita jamais de passer pour dangereux, ce fut en ce moment, et je commençais à regretter d’avoir annoncé