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de la divinité ; de telle sorte que Dieu ne pourrait violer ces lois sans agir contrairement à sa propre nature. Quand M. Renan, dans un livre intéressant, trop charmant peut-être, met au nombre des certitudes cette croyance invincible à la fixité et à l’absolue stabilité des lois de la nature, il est assurément en cela l’organe autorisé de la philosophie contemporaine[1].

Si la science résiste absolument à toute intervention accidentelle et surnaturelle de la Cause finale dans le cours régulier des phénomènes de la nature, qui aurait pour effet de le changer brusquement, l’esprit scientifique ne répugne guère moins à l’idée d’une création consistant à faire sortir l’être du néant. Le mystère n’est pas plus de son goût que le miracle. Or, pour la science habituée à ne croire qu’à ce qu’elle voit, observe et expérimente, le plus inintelligible des mystères, c’est la création e nihilo. Il faut reconnaître du reste que la philosophie ne l’a jamais acceptée que comme une de ces explications absolument incompréhensibles qui tranchent les difficultés sans les résoudre. L’ancienne métaphysique répugnait à cette hypothèse tout autant que la science moderne, et l’on peut dire que la raison spéculative ne s’en arrange guère mieux que l’expérience. Et cela est tout simple : pour qu’une explication, si hypothétique qu’elle soit, devienne intelligible, il faut qu’elle se fonde sur une analogie quelconque. Or il n’est aucune opération, aucune génération, aucune création, même dans le sens propre du mot, qui puisse éveiller dans l’esprit l’idée de la création e nihilo. La philosophie grecque, qui ignorait les lois de la nature, pour rendre intelligible et en quelque sorte sensible son explication de l’origine du cosmos, cherchait ses exemples dans les œuvres de l’art : de là le Démiurge tirant le monde du chaos, comme l’artiste fait à coups de ciseau sortir sa statue d’un bloc informe. L’antique théologie elle-même n’avait point eu l’idée du néant, et il est fort douteux qu’on la retrouve dans le premier chapitre de la Genèse exactement interprété. C’est la théologie chrétienne, dont la philosophie moderne n’a fait que suivre les enseignemens, qui a introduit et établi, en s’appuyant sur certains textes de l’Ancien-Testament, l’idée d’une puissance absolue et surnaturelle qui n’a qu’à parler pour faire sortir le monde du néant et pour l’y faire rentrer, pour suspendre l’action des lois qu’elle a faites, pour tout faire, en un mot, tout changer, tout détruire au gré de sa volonté.

Mais ici encore, bien qu’elle n’ait jamais accepté sans contestation ou sans réserve la doctrine théologique de la création absolue, la philosophie n’avait pas d’argument plus puissant à opposer à

  1. Dialogues philosophiques.