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ainsi d’une église à l’autre ; elle ne sort pas toutefois de l’intérieur du château. La cérémonie terminée, l’empereur et ses nobles vont dîner chez le métropolitain, qui leur fait servir des poissons délicats et d’excellens breuvages.

Dès le lendemain commence l’observation rigoureuse de la semaine sainte. On raconte, — et le peuple russe se garderait bien de mettre la chose en doute, — que le métropolitain ne mange ni ne boit alors pendant sept jours. Beaucoup de religieux, assure-t-on à Moscou, imitent cet exemple. L’empereur ne mange qu’un morceau de pain et ne boit qu’un seul verre d’eau par jour. Tous les gens de quelque importance se confinent chez eux, les rues sont désertes ; c’est à peine si l’on y rencontre errant ça et là quelques moujiks. Le lundi ou le jeudi, l’empereur reçoit le saint, sacrement ; la plupart de ses nobles s’approchent, à son exemple, de la sainte table. Le vendredi se passe en contemplations et en prières. Chaque année, ce jour-là, un nouveau Barrabas est rendu à la liberté. Dans la nuit du vendredi au samedi, nobles et moujiks se rendent à l’église ; ils y dorment jusqu’au lendemain matin. Le dimanche de Pâques, chacun se hâte d’aller offrir, dès que le jour se lève, au prêtre de sa paroisse un de ces œufs que le bois de Brésil, — le bois de Campêche d’aujourd’hui, — sert à teindre. Pendant trois ou quatre jours, pas un homme du peuple qui n’ait, si pauvre qu’il puisse être, son œuf rouge à la main ; les gentilshommes et leurs femmes portent des œufs dorés. Telle est la façon en Russie de témoigner la joie qu’on éprouve de la résurrection du Seigneur. Ce n’est pas seulement un anniversaire qu’on célèbre, c’est un événement heureux qu’on s’annonce et dont on se félicite mutuellement. Deux amis se rencontrent ; ils se prennent aussitôt la main. L’un d’eux dit le premier : « Le Seigneur est ressuscité ! » — « Il l’est en vérité, » répond l’autre. Là-dessus les deux amis s’embrassent tendrement ; après s’être embrassés, ils échangent leurs œufs, Une longue abstinence a préparé les cœurs à cette pieuse allégresse ; tous les visages rayonnent, il y a vraiment du bonheur dans l’air. Ce bonheur, ne le raillons pas ! Il est aussi vrai et aussi touchant que les joies innocentes de l’enfance. On n’a pas encore trouvé le secret de prolonger pour l’homme la saison où il est toujours facile d’être heureux. Si l’on pouvait, du moins, retarder quelque peu la maturité des peuples ! Les peuples, en vieillissant, deviennent, comme Louis XIV, difficiles à distraire, — les esprits chagrins ajouteront : difficiles à conduire. — Quel intérêt si grand peut-il donc y avoir à les vieillir, de propos délibéré, avant l’âge ?

Les rapports de Jenkinson ont fort à propos complété les candides récits de Chancelor. Jenkinson est un sage ; la haine de tout ce qui peut rappeler la superstition romaine ne l’aveugle pas.