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Providence indifférente aux affaires humaines. Dans la plupart des litiges présentés à son tribunal, c’est Ivan IV et ses officiers qui jugent ; c’est généralement le ciel qui prononce. Henry Lane en cite un mémorable et curieux exemple. Des négocians moscovites avaient obtenu, par l’entremise de Osip Népéi, un ordre de l’empereur qui les autorisait à embarquer, moyennant le paiement d’un fret déterminé, leurs marchandises sur les vaisseaux anglais. Ces marchandises, suivant une convention préalable, furent vendues en Angleterre, pour le compte des négocians russes, par la compagnie moscovite. On pouvait le prévoir : le règlement de comptes, au retour des vaisseaux, donna lieu à d’interminables débats. Comment en finir, lorsqu’on dépit des livres si bien tenus que les agens de la compagnie s’offraient à produire, le créancier s’opiniâtrait dans ses réclamations ? Le combat judiciaire eût autrefois, selon l’antique usage, tranché rapidement et tranché à lui seul la question ; mais plus d’un abus s’était introduit dans la pratique de ce mode sommaire de terminer les procès. Quand l’une et l’autre partie demandaient d’un commun accord le combat, il n’y avait guère, comme le fait très bien remarquer Chancelor, de tromperie à craindre. Quand, au contraire, il fallait employer des champions, la fraude était fréquente. Les Russes tiennent beaucoup à leur rang et ne consentent à se battre qu’avec des gens qui sont d’aussi bonne maison qu’eux. Les champions auxquels l’inégalité des rangs oblige la plupart du temps à recourir et dont ce dangereux métier est le seul gagne-pain, se laissent aisément corrompre. Ils ont beau prêter de grands sermens sur le crucifix, jurer qu’ils combattront loyalement, qu’ils feront, avant de quitter le champ, confesser à leur adversaire la vérité, c’est tout l’opposé, assure Chancelor, qui se voit souvent. Sheray Kostromitsky, le créancier russe, réclamait à la compagnie 1,200 roubles en échange des valeurs qu’il lui avait confiées. La compagnie se prétendait quitte envers lui ; elle consentait pourtant à payer la moitié de la somme réclamée, 600 roubles. Kostromitsky obtient à Moscou une sentence qui lui accorde l’épreuve par le combat. Henry Lane se pourvoit sur-le-champ d’un excellent champion, vigoureux Anglais nommé Robert Beast, très disposé à se battre pour l’honneur de la compagnie. A la vue de cet adversaire, le marchand russe et son champion reculent. Le privilège des Anglais les autorise, dans ce cas prévu par la loi, à user du tirage au sort. Confians dans la justice de leur cause, les Anglais invoquent ce second moyen. L’empereur fixe le jour et le lieu du débat. Le procès sera jugé au château, devant la haute-cour de Moscovie. Deux des trésoriers de l’empereur doivent remplir l’office de chanceliers et de premiers juges. Henry Lane est introduit avec un interprète. Il fend la foule et vient s’asseoir en dedans de la