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séparaient de l’orthodoxie, avec laquelle ils avaient jusque-là marché d’accord. Ils croyaient, comme Saint-Simon, à la nécessité d’une nouvelle phase du christianisme, devenu impropre, suivant eux, à satisfaire les besoins nouveaux de la civilisation. Quelles étaient donc les lacunes et même les erreurs reprochées par eux au christianisme, et qui appelaient la nécessité d’une nouvelle religion ?

L’erreur fondamentale du christianisme, tel du moins qu’il a été interprété par l’église, est que, fondé sur la fraternité, il enseigne que ce principe ne peut se réaliser que dans le ciel. Sans doute, l’église prêche la fraternité à l’individu, mais elle ne l’admet pas comme dogme social. Elle livre la terre au mal et réserve le bien pour un autre monde. De là la doctrine des deux pouvoirs, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, la société restant toujours sous l’empire de la force, tandis que l’église prêchait la paix. C’est ainsi qu’elle proclame l’égalité des hommes en Jésus-Christ, et laisse subsister sur la terre l’esclavage et l’oppression des pauvres par les riches. Non qu’elle ait eu tort de maintenir le principe de la hiérarchie parmi les hommes, car l’égalité absolue est une chimère ; mais elle a été païenne en acceptant le principe de l’inégalité fondée sur le hasard et sur la force, au lieu de l’inégalité de mérite ; elle l’a été encore en livrant le sort des faibles à la bonté arbitraire des forts, au lieu de les confier à la protection impartiale et équitable de la société tout entière.

Pourquoi l’église n’a-t-elle pas imposé sa loi à la société politique ? C’est que, suivant les saint-simoniens, son dogme était incomplet. Le vice fondamental de ce dogme, c’est l’état d’abaissement et de réprobation où elle place la matière et la chair. Son seul objet est l’esprit. La chair doit souffrir et être mortifiée par l’esprit. Sans doute, il semble qu’à certains points de vue le christianisme ait voulu au contraire relever la chair. Tel est par exemple le sens du dogme de l’incarnation, de la résurrection des corps, de la sanctification du mariage, de l’abstinence de la chair des animaux. De plus, l’église s’est élevée contre l’hérésie qui fait de la chair un principe éternel et absolu du mal, contre le gnosticisme ; elle a donc relevé la matière à quelques égards, et une grande religion faite pour l’universalité des hommes, ne pouvait faire autrement. Mais ce ne sont là que des apparences dont la signification est tout autre qu’elle ne le paraît. Pourquoi en effet le Christ s’est-il fait chair ? Pour expier les péchés des hommes ; la chair n’est donc ici qu’un symbole de souffrance. La résurrection des corps est inutile. A quoi sert le corps des justes dans le paradis ? Le mariage est sanctifié, mais il n’est qu’un moindre mal ; le célibat est considéré comme supérieur. Quant à l’abstinence, elle n’a pas, comme dans le brahmanisme, un sens de sympathie pour les