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peuples une anomalie si choquante, une violation si manifeste des décrets de la Providence, à se trouver privés des ports nécessaires à leur marine de guerre, ou à voir le stock de leurs marchandises s’accumuler, quand il reste des débouchés inexplorés ou à peine ouverts, — enfin les révoltes de la conscience publique sont si facilement apaisées par un accommodement satisfaisant, — qu’aucune puissance asiatique ne peut aujourd’hui s’estimer en sécurité si elle n’a réussi à établir dans le monde l’idée de son inviolabilité par un long commerce entretenu avec l’Europe sur le pied d’égalité. C’est à établir cette égalité morale, sauvegarde de son indépendance nationale, que le Japon travaille avec ardeur ; c’est pour cela qu’il s’endette, pour cela qu’il a failli dernièrement aller en guerre. Y parviendra-t-il ? nous le lui souhaitons de grand cœur ; mais il est entré bien tard dans la carrière où il s’efforce de rejoindre ses aînés. L’intrusion violente des étrangers l’a placé dans l’alternative cruelle ou de demeurer un peuple inférieur et dépendant sous des noms plus ou moins mensongers, ou de devenir en quelques années l’égal en forces, en richesses, en capacité, en connaissances acquises des races de l’Occident, qu’il a passé trois siècles à proscrire et à mépriser, dont au fond il méprise encore la religion, la philosophie, les conceptions métaphysiques. Doit-il s’imputer à faute de s’être maintenu si longtemps dans un isolement où il ne pouvait que s’endormir et s’alanguir ? Existe-t-il une loi supérieure qui obligé un empire insulaire, isolé par la nature, pourvu d’une civilisation sui generis, mais complète et délicate, à entrer en relations avec des races étrangères et antipathiques ? L’Europe n’a-t-elle pas plutôt à se reprocher une violation du droit des gens, lorsque, abusant de sa supériorité militaire, elle force les portes d’un pays, y apporte non ses lumières, mais ses marchandises, ses besoins, ses prétentions, et remplace les préjugés orientaux par les siens ? Au Japon notamment, la présence des étrangers n’a pas sensiblement amélioré jusqu’à présent la condition de l’homme ; les samuraïs ont été ruinés, le porteur de kango est devenu traîneur de djinrikisha, il travaille plus et meurt plus jeune ; les impôts sont restés écrasans, ils augmentent tous les jours, et 75 millions de francs sortent du pays chaque année. Nous avons créé des besoins nouveaux et donné le sentiment de la pauvreté à des gens qui ne l’avaient pas ; chaque Japonais serait en droit de nous jeter la farouche apostrophe du paysan du Danube : Qu’avez-vous appris aux Germains ? Ce n’est pas ici toutefois le lieu de discuter la justice de l’ingérence forcée des peuples dans leurs destinées respectives. Les victimes d’ailleurs n’ont garde d’exprimer le reproche indiqué tout à l’heure ; loin de là, il est de