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compétence précise et sur laquelle on puisse jamais se flatter d’obtenir une décision en dernier ressort ; les plus mesquines comme les plus graves sont commentées, discutées du haut en bas de la hiérarchie, et le plus souvent se perdent dans ces méandres sans aboutir à une solution. Le véritable pouvoir de décision et d’initiative appartient aux coteries, qui se forment et se dissolvent sans cesse. C’est là qu’on imagine des systèmes, qu’on forge des plans, qu’on invente des utopies en toute sorte de matières. S’il se trouve dans ces petits groupes un homme plus intelligent, plus entreprenant ou plus intrigant que les autres, le voilà bientôt chef de coterie ; son influence grandit peu à peu, il représente une petite fraction de cette autorité émiettée, impalpable, qui n’est nulle part et qui est partout. Adressez-vous à lui, et vous serez sûr d’obtenir, s’il en fait son affaire personnelle, la justice ou l’injustice que vous demandez. Ce sera souvent un très médiocre personnage ; ne le dédaignez pas cependant ; il peut à son gré faire réussir le projet le plus ridicule ou faire avorter le plus sensé. Ce ne sont pas les choses qui pèsent dans la balance, ce sont les personnes qui les présentent. Rien n’est plus curieux que de suivre ces opérations de fourmilière dans un moment de crise politique : tout travail cesse dans les ministères, on s’agite, on pérore, les leaders vont et viennent, on se fractionne en petits conciliabules, on s’envoie des émissaires ; il se forme de tout cela une opinion générale, et, quelqu’un plus hardi attachant le grelot à un moment donné, on est tout surpris d’apprendre le lendemain qu’il y a une révolution de plus.

Tout ne se borne pas malheureusement à des colloques. Les rivalités des coteries se manifestent aussi par l’accaparement des places pour leurs préférés, sans égard au talent ni aux aptitudes du candidat, et surtout par les compétitions pour les marchés de fournitures, l’une des plaies les plus incurables de l’administration japonaise. Il règne, à l’égard des deniers de l’état, une facilité de conscience déplorable ; il n’y a plus rien à dire sur la corruption des fonctionnaires orientaux et mieux vaut, en glissant sur ce chapitre, rendre un hommage exceptionnel à ceux qui sont connus pour échapper à la règle. On rencontre d’ailleurs dans ce désarroi des hommes de mérite, de bonne volonté, indifférens aux mesquines tracasseries de ces clubs ministériels, occupés seulement de faire leur devoir, sans briguer une influence qui vient quelquefois les chercher malgré eux. Quiconque a vécu au Japon en a rencontré quelques-uns et doit leur savoir d’autant plus de gré de leur attitude qu’elle contraste davantage avec celle de la masse. Ceux-là restent longtemps en place, parce qu’ils ne font ombrage à personne ; les autres ne font qu’y passer, et, leur fortune faite, cèdent généralement le terrain à de nouveaux venus.