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Cette entreprise est poursuivie par une race fière et énergique à qui la sélection insulaire, fortifiée par un isolement de trois siècles, a donné une originalité propre et assigné une place à part dans la famille humaine. Si l’on essaie de résumer en quelques aperçus synthétiques les qualités de cette race, on constate tout d’abord une certaine vivacité d’intelligence, une grande facilité d’assimilation, beaucoup de mémoire, des aptitudes variées, une certaine recherche de pensée qui se traduit surtout dans les œuvres d’art, un goût délicat pour tout ce qui est net, décent, civil ; en un mot, les caractères d’une nation arrivée à la maturité et à l’apogée d’une civilisation sui géneris, vieillotte et raffinée. Si l’on se demande cependant où se rencontre cette lacune, que l’on sent plutôt qu’on ne la définit dans la conscience japonaise, on s’aperçoit à la longue que, tout élément moral mis de côté, le principal défaut de l’esprit oriental est l’absence de raisonnement méthodique, qu’il est rebelle à cet exercice de l’analyse et de la synthèse qui apprend à voir clair dans un sujet, dans une entreprise, dans une étude quelconque, et donne seul à la pensée la vigueur, la précision et la sûreté. Beaucoup de notions s’entassent dans ces têtes, sans s’y classer, sans s’y grouper autour de certains centres. On dirait d’un musée en désordre, où l’on ne peut trouver à propos la pièce que l’on cherche. De là tant d’efforts épars et sans résultat, parce qu’ils sont sans unité, un travail à bâtons rompus, beaucoup d’agitation et peu de fruits. Ce n’est peut-être point un vice constitutionnel, mais un effet de l’éducation toute scolastique empruntée aux Chinois ; la tournure d’esprit peut changer avec le système d’instruction ; elle peut en changeant amener les Japonais à des conceptions moins mystiques et moins étroites sur la vie, les devoirs, le but de l’humanité. C’est de cette double condition que dépend leur réussite dans la voie des progrès réels, leur accès au nombre des peuples qu’ils imitent aujourd’hui. L’avenir dira s’ils sont destinés à rester les plus sympathiques de la race jaune ou à prendre place à côté de la race blanche.

En terminant cet aperçu de l’état actuel du Japon, résumé consciencieux des observations d’un séjour de quatre ans, nous ne ferons pas aux Japonais qui pourraient le lire l’injure de leur présenter une excuse pour certaines sévérités d’appréciation auxquelles l’observateur le plus bienveillant doit à regret donner une place. Assez d’autres, sans nous, les comblent des caresses et des flatteries qui siéent aux enfans ; nous avons toujours cru leur, faire plus d’honneur de les traiter en hommes. Leurs meilleurs et leurs seuls amis, qu’ils le sachent bien, sont ceux qui leur disent et leur apprennent à entendre la vérité.


GEORGE BOUSQUET.