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armée russe, ayant des généraux russes, des officiers et des soldats russes, combattant pour la cause slave bien plus que dans l’intérêt de la Serbie. Qu’en résulte-t-il ? Le gouvernement de Belgrade finit par n’être pas toujours maître de ses résolutions ; il se sent obligé de compter avec ces alliés à la fois utiles et incommodes. Il serait peut-être assez embarrassé aujourd’hui s’il voulait retirer le commandement au général Tchernaïef, ce a faiseur de rois, » qui expédiait récemment la couronne au prince Milan, — et la protestation du chef d’état-major de l’armée de la Morava contre les dernières propositions de paix est un témoignage au moins singulier de la puissance de l’élément russe. Le cabinet de Belgrade subit visiblement cette influence dans son attitude, dans ses relations avec la diplomatie, avec l’Europe occidentale. C’est pour ne pas rompre avec ces alliés devenus nécessaires qu’il semble toujours incliner vers la guerre à outrance, qu’il hésite à se prononcer sur la médiation, sur les propositions de paix, et en rendant plus difficile une œuvre diplomatique entreprise sur sa demande, il finit par être lui-même la victime d’une double erreur. Il se trompe sur les intérêts réels de son pays, et il est exposé aussi à se tromper sur la véritable direction de la politique russe, qu’il ne voit qu’à travers les ardeurs guerrières d’une population soldatesque accourue à son aide comme une avant-garde dans la grande lutte slave contre le Turc.

Que la Serbie, engagée dans cette redoutable lutte, puisse se promettre d’avoir un jour ou l’autre, après les volontaires russes, l’alliance publique et avouée de la Russie elle-même, c’est là sans doute l’illusion dangereuse d’un peuple sous les armes. Il est vrai, bien des choses énigmatiques se passent à l’heure où nous sommes, et en Russie particulièrement il y a des anomalies singulières ; il y a pour le moment une sorte d’agitation nationale qui ne fait que grandir. De toutes parts se sont formés des comités de secours propageant le mouvement en faveur de la cause serbe, aidant au départ des volontaires et prêchant la guerre sainte contre la Turquie. L’excitation des esprits arrive à ce point où l’on peut impunément attribuer les paroles les plus belliqueuses au tsarévitch lui-même. Au moindre mouvement de troupes, on croit voir déjà les corps d’armée partant pour la frontière et allant au secours de Tchernaïef. La société russe se jette à corps perdu dans cette agitation, dont elle s’étonne elle-même. S’il y a encore quelques journaux qui gardent leur sang-froid et ne semblent nullement pressés de voir leur pays entrer en campagne pour aller jeter les Turcs dans le Bosphore, la plupart prodiguent la passion et l’enthousiasme, sans négliger de gourmander la diplomatie pour ses lenteurs et son éternel esprit de transaction. A coup sûr, cet état fiévreux d’une société est une complication et un danger dans une crise comme celle que l’Europe traverse aujourd’hui, et le gouvernement russe, peu accoutumé à ces explosions ardentes, ne