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abandonnée comme celle-ci ! — À cette pensée, son émotion éclate dans un cri à demi articulé : Grand Dieu ! qui a l’accent d’une prière et qui paraît mieux que tout le reste calmer les craintes de Mirah, — c’est le nom de la délaissée, une juive. — Où la conduira-t-il ? Personne ne s’intéresse à elle dans ce pays qu’elle ne connaît pas, où elle n’a point de gîte. Il hésite à l’emmener chez lady Mallinger, quelque charitable que soit cette dernière ; sa seigneurie peut être absente, et puis l’étonnement, la curiosité, les conjectures de la valetaille… — Non, c’est impossible. Une soudaine inspiration le frappe. Daniel a eu l’occasion durant ses années de Cambridge de rendre le plus grand des services à un brave garçon du nom de Hans Meyrick, en sacrifiant pour l’aider à gagner un diplôme (scholarship) ses propres chances de succès. Meyrick lui est absolument dévoué, il a une famille respectable, une mère veuve, trois sœurs qui augmentent par leur travail les chétives ressources d’un intérieur où règnent ces grandes vertus du family love et du sense of duty, dont une certaine classe surtout donne le fidèle exemple en Angleterre. C’est à ces dignes femmes, qui partagent la reconnaissance exaltée de Hans pour Deronda, que celui-ci conduira sa protégée. Ici nous avons un adorable tableau de la petite maison de Mme Meyrick, de cette sainte médiocrité supportée avec un joyeux courage par trois filles contentes de leur sort, supérieures aux futiles rêveries, aux regrets égoïstes, facilement résignées enfin au célibat que leur impose la pauvreté. L’aînée dessine des illustrations pour un éditeur, les autres brodent, tandis que la mère lit un ouvrage français : l’Histoire d’un conscrit d’Erckmann-Chatrian. — Ah ! s’écrie l’une des petites filles avec enthousiasme, je voudrais avoir trois conscrits blessés à soigner. — Au moment même on frappe : ce n’est pas un blessé, c’est une enfant de leur âge qui a voulu mourir, qu’il faut réconcilier avec la vie et qui doit être digne de toute leur tendresse, puisqu’elle est amenée par la providence du frère absent, M. Deronda.

Personne n’a l’idée de prendre la jeune fille pour une aventurière ; il y a dans toute sa personne une candeur, une dignité ingénue qui fait penser aux vierges de l’Ancien-Testament. Mme Meyrick reçoit la confession de son douloureux passé. Elle est la fille d’un comédien de bas étage qui l’a de bonne heure séparée de sa mère et d’un frère aîné pour l’emmener avec lui courir le monde ; elle a été jusqu’en Amérique, puis elle est revenue en Allemagne, vivant, elle aussi, dès l’enfance, de la vie de théâtre, associée tantôt à un bien-être fugitif, tantôt à une misère abjecte, ayant pour compagnons le rebut de la société. Son père, après l’avoir exploitée comme un petit prodige, a voulu la vendre à un grand seigneur. Alors elle a fui, elle est venue seule de Prague en Angleterre, son