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Tartares, c’est le giaour des Turcs, un animal immonde qu’on peut dépouiller sans remords et tuer sans scrupule. Honteux de leurs soupçons, les bandits se retirent. La fidélité du Tartare parjure a sauvé Jenkinson. Sur ces entrefaites, les absens rallient. D’un commun accord on lève l’ancre et on déploie la voile. La barque, en deux jours, est portée de l’embouchure de l’Oural à l’embouchure de l’Emda. Ce second fleuve vient en droiture de la terre des Kalmouks. A 20 milles de l’Emda, il faut, quoi qu’on en ait, tirer plus au large, car les eaux deviennent peu profondes. La terre, presque noyée, se relève insensiblement au fur et à mesure qu’on gagne vers le sud. Elle se montre d’abord sous l’aspect d’une succession de petites collines pointues ; bientôt ces collines se rejoignent, la côte, montant toujours, finit par aboutir à un cap élevé. Les caps sont le séjour favori des tempêtes. Pendant trois jours, Jenkinson, ballotté par une effroyable tourmente, se crut arrivé au terme de ses voyages et de ses misères ; il lui semblait impossible que la pauvre barque pût résister longtemps à une pareille épreuve. Pour qu’elle en sortît triomphante, il fallait un miracle ; le miracle eut lieu. Jenkinson finit par doubler le terrible cap ; il ne réussit pas, malgré tous ses efforts, à s’élever jusqu’à la hauteur du rivage que lui indiquaient les Tartares comme le point où ils avaient l’habitude d’aborder et de se procurer des chameaux. Perdant à chaque rafale quelque peu du terrain qu’ils avaient péniblement gagné, les voyageurs se tinrent pour fort heureux de pouvoir aller jeter l’ancre à portée de la côte occidentale du golfe de Manguslav[1]. La terre était très basse et de difficile abord, le port détestable, les habitans « de véritables brutes. » Mais quand le vent est violent et contraire, on saisit la rive où l’on peut.

Les marchands cependant ne perdent pas courage ; le 3 septembre, ils sont parvenus à se concilier la faveur du gouverneur et des habitans. Ils commencent, dès ce jour, à mettre leurs marchandises à terre : ce n’est toutefois que le 14 septembre que les mille chameaux qui leur sont nécessaires se trouvent réunis. Les conditions du marché n’ont pas été arrêtées sans de longs débats : vols, querelles, mauvaise foi, il a tout fallu supporter. On s’est enfin résigné à conclure, dans l’espoir de s’éloigner au plus vite de ce lieu funeste. Pour chaque chameau portant 400 livres anglaises, on paiera trois peaux de Russie et quatre plats de bois, sans compter la part faite au prince. Après cinq jours de route, la caravane arrive sur les terres d’un autre chef. Des Tartares à cheval accourent à sa rencontre. Ils lui font faire halte au nom de Timor-sultan,

  1. Manguslav, Mangushluk et Mangishlak, sont un seul et même port situé par 44° 32’ de latitude nord et 48° 59’ de longitude est.