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miséricorde. Le prisonnier est libre, mais qu’il parte sur-le-champ pour l’Angleterre et n’essaie pas de se rendre ailleurs. Alcock réclame avec énergie les effets qu’on lui a enlevés : son épée, ses bottes, un arc et des flèches achetés à Smolensk et qui lui ont coûté quatre marcs d’argent. Il réclame son traîneau, son feutre, son livre de comptes et surtout « le Jardin des saintes prières. » Le roi lui fait dire de remercier Dieu d’avoir gardé sa tête. A courir la Pologne, Alcock a pris le goût des voyages. Les prisons du roi Sigismond ne paraissent pas lui avoir laissé un trop mauvais souvenir. Le 20 octobre 1563, nous le rencontrons sur la route de Shamaki à Casbin. A son retour de Casbin, il s’arrête à Djavat. Le roi Obdolokan est resté le débiteur de la compagnie. Alcock pense que le moment est venu pour la compagnie d’être payé. Il dresse à cet effet une supplique et la présente « au roi devant ses ducs. » N’est-ce pas ainsi que les Anglais ont réglé leurs comptes avec Ivan IV ? Mais le roi d’Hircanie est mal disposé. Parti en avant avec les marchandises George Wrenne a pu gagner sans encombre Shamaki. Il est à peine à Shamaki depuis trois jours qu’il apprend le fâcheux accident survenu à son compagnon. Alcock a été assailli et massacré sur la route. Comment se flatter qu’on parviendra jamais à établir un commerce dans ce pays barbare où l’on traite ainsi les marchands ?

Les Anglais, on le sait, ne renoncent pas facilement à leurs desseins. Tout s’est expliqué : la mort d’Alcock n’a été qu’un malentendu. Le 26 avril 1566, Jenkinson n’est pas de retour à Moscou, mais Arthur Edwards est à Shamaki. « On raconte ici, écrit-il, que le roi Philippe a livré à Malte une grande bataille aux Turcs et leur a pris 70 ou 80 de leurs principaux capitaines. » Ce n’est pas encore la bataille de Lépante, c’en est déjà le jour avant-coureur. Les chevaliers de Malte ont vengé les hospitaliers de Rhodes ; il faut désormais compter avec les chrétiens. La chrétienté, par malheur, n’est pas unanime, et, même après Lépante, le croissant ne cessera pas de régner en maître dans la Méditerranée. Qu’importe au Grand-Turc le mécontentement de l’Espagne, l’indignation de Rome, l’hostilité déclarée de Venise ? Les ports syriens en seront-ils moins bien approvisionnés quand, au lieu de galions vénitiens, ils recevront de bons ships anglais ? Ainsi donc, — amère et bizarre ironie du sorti. — voilà ce que rapportent les plus glorieux triomphes. Le grand-maître de Malte et don Juan d’Autriche auront vaincu pour faciliter l’écoulement des draps que n’ont pas réussi à placer Jenkinson et Thomas Alcock.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.