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de l’empire turc. Il entreprend bravement de prouver que la puissance du grand seigneur « s’achemine à sa fin; » il montre que, même au temps où les Ottomans semblaient invincibles, « leur fortune a esté balancée entre gain et perte. » Il étudie les causes intérieures et extérieures par lesquelles l’empire turc peut « défaillir. » Il croit fermement que c’est sous l’action de causes « intérieures[1] » que l’empire turc s’écroulera; mais il voudrait que l’on hâtât cet heureux moment. Suivant lui, les chrétiens peuvent surmonter les Turcs « à force. » Il fait toucher au doigt les raisons pour lesquelles les ligues entre princes chrétiens sont d’ordinaire de peu d’efficacité. À ce propos, il critique les coalitions de 1537 et de 1571. Toutefois, il faut bien l’avouer, Lusinge, lorsqu’il s’agit de proposer un plan, se montre faible, très faible. Le voici réduit à écrire : « Il n’est pas nécessaire, pour dresser cette ligue et la faire fructifier, que les forces des confédérés s’assemblent en un même lieu ou bien en une même saison; c’est-à-dire qu’il faudrait que les princes fussent prêts à s’ébranler contre l’ennemi tout à coup, et à même temps et par divers endroits, et que chacun tournât ses forces propres du côté qui lui est plus proche de l’ennemi. » Voilà un plan qui ressemble fort à l’absence de plan. Aussi le projet de Lusinge semble-t-il avoir obtenu peu de crédit.

Il n’en fut pas de même de celui du célèbre capitaine français La Noue, dit Bras-de-Fer, compagnon et ami d’Henri IV. — Le catholique et fanatique Montluc venait d’écrire : « Il ne faut pas renouveler les guerres de la terre-saincte, car nous ne sommes pas si dévotieux que les bonnes gens du temps passé; il vaudrait mieux s’exercer comme faict le roy d’Espagne au Nouveau-Monde. » La Noue, le protestant La Noue, dresse le plan d’une croisade qui doit durer quatre ans au moins! Quel contraste curieux et piquant! C’est que La Noue voudrait avant tout faire cesser ces guerres civiles et étrangères dans lesquelles se complaît trop souvent Montluc. Il est en quête d’un dérivatif. Il s’agit d’opérer une puissante diversion aux discordes entre Français et entre chrétiens. Oui, le grand dessein de La Noue, qui prépare celui d’Henri IV, est éminemment chrétien et français. Il importe d’en bien saisir l’économie.

La Noue, dans la première partie de son Vingt-deuxième Discours, nous peint le triste état de la chrétienté : l’empire d’Orient n’offre plus que des ruines; le fléau s’étend à la Hongrie, à l’Esclavonie, à l’Allemagne, l’Italie est elle-même menacée. Où en serions-nous maintenant sans la victoire de Lépante et sans les utiles diversions du roi de Perse? Unissons-nous donc pour repousser

  1. « J’estime que celle qui serait plus à propos, ce serait si le Grand-Seigneur mourait sans héritier de la vraie tige et race des Ottomans. »