Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ennemi commun. D’ailleurs le moment est favorable. Le grand-seigneur, actuellement régnant, est « plus philosophe que soldat. » Le duc d’Alençon, qui guerroyait en Belgique contre le roi « débonnaire » Philippe II, vient de mourir. C’est au pape qu’il convient de prendre l’initiative d’une ligue européenne contre les Turcs. Il jouit d’un grand crédit auprès de toutes les puissances catholiques. Ce crédit s’étendrait encore quand il s’aviserait de dire aux fidèles : « Cessez de couper la gorge à ceux qui ne veulent pas me reconnaître. Unis aux dissidens, attaquez les sectateurs de l’islamisme. » L’empereur ne saurait manquer de répondre à l’appel du souverain pontife; il entraînerait à sa suite toute la Germanie. Le roi d’Espagne, le prince le plus puissant de la terre, ne se récuserait pas.

La Noue considère comme « naturelle » et « aisée » cette triple alliance du pape, de l’empereur et du roi d’Espagne. Il avoue qu’il sera beaucoup plus difficile d’y rattacher les autres princes. On ne saurait se passer du concours du « roy très chrestien. » Comment lui faire renoncer à l’amitié du Turc, « que ses père et grand-père d’heureuse mémoire ont établie pour la seureté de l’état? » Il serait injuste d’oublier que ce n’est point de gaîté de cœur que le roi de France s’est jeté dans les bras de Soliman. Le vrai coupable fut celui qui voulait lui dénier la possession du Milanais et la suzeraineté de la Flandre et de l’Artois. Bref, conclut La Noue, il faut accorder au roi de France « de bonnes seuretés. » — La Pologne suivrait l’exemple de la France, son alliée. Chacun s’emploierait à « assoupir » toutes les guerres présentes et à étouffer les guerres qui couvent sous la cendre. On se préparerait ainsi à une croisade décisive. Une assemblée « notable, » tenue en un lieu que désignerait l’empereur, à Augsbourg par exemple, prendrait les résolutions suprêmes, et recevrait les sermens des princes. Tous s’astreindraient à un concours actif pour une durée de quatre ans, « sous peine d’infamie, » dit énergiquement La Noue. « On ne s’embarquerait pas sans biscuit. » On ferait ample provision de deniers. Une partie du revenu des états serait consacré à cette lointaine et longue entreprise. En outre, un impôt spécial, déjà établi en Espagne sous le nom de cruzada ou « croisade, » serait prélevé sur tous les fidèles. D’ailleurs il faudrait de la prudence, de la discipline, un bon commandement. Les Turcs, ajoute La Noue, ne sont point des barbares; ils font usage depuis peu de la cuirasse et de l’arquebuse. Si leur infanterie, qui n’a ni corselets ni piques, est vraisemblablement inférieure à celle des chrétiens, ils ont une cavalerie formidable, qui ne compte pas moins de 150,000 chevaux. C’est pourquoi « on prendra les pays étroits plutôt que les larges. »