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institutions ottomanes et les rapports des différentes races qui peuplent ce vaste territoire. Mieux que personne, il a mis en lumière la hiérarchie ethnographique établie par les Turcs dans leur empire. Il s’est rendu compte par lui-même de la difficulté et de la rareté des communications intérieures. Il a suivi plus d’une fois des caravanes à travers les déserts de Syrie, et il en fait une peinture saisissante. Il a recueilli et nous livre un grand nombre de proverbes turcs, tels que ceux-ci : « J’ai nourri un corbeau, et, s’étant fait grand, il a commencé par m’arracher les yeux; — baise la main que tu voudrais avoir coupée et mets-la sur ta tête. » — Une circonstance mémorable lui donna un instant un véritable lustre. Il eut la bonne fortune de ramener au catholicisme le patriarche d’Antioche, qui l’envoya d’abord auprès du sultan, puis auprès du pape. Il visita Constantinople. Nous devons à cette circonstance « les particularités d’une fête ou cérémonie qui se fit à Constantinople en présence du grand-seigneur, » et le récit de a la sortie magnifique que fit le grand-seigneur de la ville de Constantinople avec son armée et les principaux officiers de son empire. » Ce sont là deux tableaux achevés où le plaisant se mêle au sévère.

A Rome, il fut reçu avec beaucoup de faveur et de distinction par les papes Clément X et Innocent XI, qui songeaient à armer la chrétienté contre l’islamisme redevenu menaçant. On le pria d’écrire ce qu’il avait vu en Orient; mais il ne voulut pas, à l’instar des explorateurs de profession, ne livrer au public que des impressions de voyage. Il composa en italien un traité didactique sur l’empire ottoman sous ce titre : l’Etat présent de la Turquie (1675). L’ouvrage eut un grand succès; il fut traduit en espagnol et en allemand[1]. Sept ans après, en 1682, il agrandit son cadre primitif, et il composa le Théâtre de la Turquie, si souvent copié et si rarement cité. C’était une noble et difficile entreprise de faire connaître « les quatorze nations » qui habitent l’empire ottoman. Le père Justinien de Neuvy, qui se dissimulait en quelque sorte sous son nom laïque de Michel Febvre, nous dépeint les sept sectes infidèles, Turcs, Arabes, Kurdes, Turcomans, Jézides, Druses et Juifs, et les sept sectes chrétiennes, Grecs, Arméniens, Jacobites, Nestoriens, Maronites, Cophtes et Solaires.

Dans sa seconde publication surtout, il approfondit les institutions des Osmanlis. Il définit admirablement le cheik-ul-islam, qu’il appelle « le grand casuiste. » Il scrute les vices irrémédiables de la justice turque. — Pascal venait de dire dans ses Pensées : « Il

  1. Nous ne l’avons trouvé qu’à la Bibliothèque de l’Arsenal, avec la marque H. 11320, in-12.