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dans la lutte qu’ils soutinrent contre les vizirs de Mahomet IV, de Soliman III, d’Achmet II et de Mustapha II. Chose bien dure pour Louis XIV ! C’est sans lui, presque contre lui, par des princes qu’il avait dépouillés ou dédaignés, que furent remportées les journées de Salankemen et de Zenta. L’Autriche, qu’il cherchait vainement à accabler dans la guerre d’Augsbourg, avait encore assez de force pour reconquérir la Hongrie et ses dépendances.

Puisque l’Autriche suffisait à cette tâche, il ne pouvait plus être question d’une sainte ligue ayant pour but de conquérir et de partager l’empire turc. Le démembrement de l’empire turc se faisait lentement, et il se poursuit encore sous nos yeux. La France, qui ne pouvait plus avoir la velléité ou l’espérance de recouvrer Constantinople et Jérusalem, n’avait qu’à retarder le plus possible la ruine de la domination ottomane. C’est sous ces impressions que la politique française se sécularisa, et que l’idée seule d’une croisade devint bientôt un non-sens.

Cependant l’antipathie pour les Turcs a survécu en France à cette longue opposition religieuse. Voltaire, l’apôtre de la tolérance, se montre intolérant à l’égard des Turcs. Dans son Tocsin des rois, il exprime des frayeurs d’un autre âge : « On craint que la maison d’Autriche ne devienne trop puissante, et que l’empereur des Romains ne commande dans Rome. Aimez-vous mieux que les Turcs y viennent?.. On craint encore plus la Russie; mais en quoi cette puissance serait-elle plus dangereuse que celle des Turcs? » Il lance une incroyable pièce de vers contre Mustapha, qui n’écrivait pas à Voltaire, comme Catherine, mais qui déjà faisait présager les réformes de son fils Selim III et de son neveu Mahmoud II. Le 1er mars 1771, il demande à Frédéric II de chasser de l’Europe « ces vilains Turcs. » Ce terme chasser, appliqué aux Turcs, accuse une grande ignorance[1]. L’ethnographie nous enseigne que les Turcs sont chez eux en Europe, au même titre que les Bulgares et les Hongrois. Des mélanges successifs les ont rendus étrangers à l’Asie où l’on voudrait les renvoyer. C’est par habitude que nous disons sans cesse : « Il faut chasser les Turcs d’Europe. » Cette habitude remonte à la croisade de Nicopolis, c’est-à-dire à cinq siècles.

Insistons sur les résultats de l’enquête que. nous venons de faire. On ne saurait dire que le grand dessein contre les Ottomans n’ait pas été sérieusement conçu. Il est en quelque sorte l’expression de l’opinion publique et des tendances des hommes d’état, depuis le commencement du règne de Charles VI jusqu’au milieu du règne

  1. On remarquera que l’érudit Michel Febvre parle non pas de chasser les Turcs, mais de les convertir.