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des nations plus civilisées, les traces d’une poétique presque parfaite. Les Caraïbes du reste, auxquels il semble que l’on puisse attribuer ce passage et beaucoup d’autres cités par Montaigne, sont indiqués par lui comme un peuple plus civilisé que ne le ferait supposer cette habitude de cannibalisme. Son attention appelée sur ce sujet, il le retourne à la lumière de son esprit fin, nous révélant bientôt que le cannibalisme n’est pas un signe de sauvagerie absolue : « ils rôtissent leur ennemi prisonnier et en mangent en commun, et envoient des loppins à ceulx de leurs amis qui sont absens. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes, c’est pour représenter une extrême vengeance. » Il conte, à l’appui de cette assertion, que, ces sauvages ayant appris que les Portugais usaient d’un genre de mort plus cruel vis-à-vis de leurs adversaires, qui était de les enterrer jusqu’à la ceinture et de les percer de coups innombrables pour les pendre après et laisser leurs corps à dévorer aux bêtes féroces, ils commencèrent alors à quitter leur manière de se venger pour prendre celle-ci.

Montaigne écrit tout cela vers le milieu du XVIe siècle; un siècle après, en 1665, le dictionnaire caraïbe-français publié par le révérend père Breton, missionnaire de l’île de la Guadeloupe, découvrait la poésie de ce peuple, le plus calomnié de l’Amérique, que D’Orbigny a reconnu être une branche de la famille guaranie. Cette dernière race, sans dénoter dans son organisation sociale une civilisation aussi avancée que celle des Quichuas, surpassait tous les autres peuples par la richesse et la beauté de sa langue, sa poésie et son éloquence; cependant il n’existe pas de travail spécial sur cette matière. L’œuvre la plus considérable qui s’y rapporte est le Trésor, vocabulaire-grammaire guarani du père Antonio Ruiz, dont une seule édition existait depuis 1640, nécessairement fort rare, et que l’on réimprime en ce moment à Leipzig. Ce fut dans le dessein d’étendre leur domination que les jésuites étudièrent si minutieusement cette langue, parlée à l’époque de la conquête par quatre cents tribus qui occupaient tout le territoire actuel du Paraguay, du Brésil, le nord de la république argentine, une partie de celle de l’Uruguay et les provinces d’Entre-Rios et de Corrientes, qui composent aujourd’hui la Mésopotamie argentine. Cette langue était parlée dans une étendue de territoire telle qu’elle fut désignée sous le nom de « langue générale. » Les jésuites confectionnèrent plusieurs grammaires qui permirent de pénétrer dans le secret d’une langue qui s’écrit à peine et ne sert plus aujourd’hui qu’à l’échange d’idées de gens peu civilisés, travail compliqué exigeant une longue patience et consistant à deviner une grammaire dont personne n’avait la clé, à rendre les sons intraduisibles et inusités chez les Européens,