Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

delta. Mais n’anticipons pas. Comment en effet la réduction de 50 millions ordonnée s’est-elle opérée?

Il y a en marine, dans l’action comme dans la dépense, deux grandes divisions : la flotte et les arsenaux. La flotte, ce sont les vaisseaux et le personnel qui les monte. Les vaisseaux prêts à prendre la mer et pourvus de leurs équipages constituent les armemens. C’est la force organisée, agissante, celle qui sur notre frontière maritime et sur les mers lointaines représente et exerce la puissance de la France. Les arsenaux sont l’usine immense qui crée et renouvelle le matériel nécessaire à l’exercice de cette force. Naturellement on a fait porter le poids des économies sur les deux services : armemens et arsenaux. Rien de plus simple, de plus facile que de réduire les armemens. Les navires sont rappelés au port et les équipages, à leur grande joie, renvoyés dans leurs foyers. Plus de solde, d’habillement, de vivres à payer. Plus de rechange, de combustible à consommer, plus d’avaries à réparer. L’économie est grande, immédiate, et au premier moment personne n’en souffre et ne se plaint. On a donc considérablement réduit les armemens. Comme conséquence, unique en apparence et toute naturelle, semblait-il, après nos revers, nous n’avons plus été représentés sur les mers que par une force très inférieure à celle que nous avions l’habitude d’y entretenir.

Mais de cette excessive réduction des armemens il n’a pas tardé à découler un mal dont on n’avait pas prévu l’étendue : mal sérieux, car, si on n’y remédiait, il compromettrait un avenir que les plus ardens économistes entendaient réserver. La diminution des armemens entraînait forcément celle des embarquemens d’officiers et celle des commandemens. Or c’est sur mer, dans l’exercice de leurs fonctions de chef de quart ou de commandant, que nos officiers acquièrent à la fois l’instruction, le coup d’œil, la pratique du métier et l’art de commander qui ont fait jusqu’ici leur valeur. Avec la diminution des armemens opérée en 1871, le lieutenant de vaisseau qui passait quatre ans à la mer et deux à terre en passe maintenant deux à la mer et quatre à terre. Pendant ces quatre années d’oisiveté, de solde réduite, de séjour forcé et absolument inutile dans les ports, plus d’occasion de s’instruire, de s’exercer, de se perfectionner, plus d’occasion non plus de se distinguer et d’acquérir des titres à l’avancement. A l’inconvénient matériel incontestable vient se joindre le mal moral, le découragement. Supposez que vous soyez peintre ou musicien, que vous vous sentiez un avenir et que tout à coup on vous déclare que pendant quatre ans vous ne toucherez pas à vos pinceaux, à votre instrument; quel sentiment éprouveriez-vous? Eh bien! ce qui se passerait en vous se passe aujourd’hui dans l’âme de nos officiers.