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Rousseau prétendait qu’il faut se défier des hommes qui ne boivent pas de vin et qui se refusent tous les plaisirs; leur ambition est un Dieu caché et austère, auquel ils sacrifient tout le reste. La direction de deux revues ne pouvait suffire longtemps à la dévorante activité du docteur Strousberg. L’occasion lui venant en aide, il se jeta à corps perdu dans les entreprises de chemins de fer. Aujourd’hui la Prusse n’a plus d’estime que pour les chemins de fer d’état; mais elle n’aurait jamais créé son réseau sans le secours de l’industrie privée. Elle doit au docteur Strousberg quelques-unes de ses lignes les plus importantes; il a construit, sans garantie de l’état, des voies ferrées d’une étendue de 1,800 kilomètres, non à titre de concessionnaire, mais comme entrepreneur général, chargé de procurer à la compagnie qu’il représentait les capitaux nécessaires, et chargé aussi de tous les contrats relatifs à la construction.

Bientôt il rêva de s’affranchir de la dépendance des fabricans. Il conçut le dessein de devenir son propre fournisseur, de brûler sa propre houille, de fabriquer lui-même ses rails, ses coussinets, ses traverses et ses locomotives. Il acheta des mines, il acheta des forêts, il acheta des houillères, il créa des villes noires. Il acquit en Bohême, au prix de 30 millions, le splendide domaine de Zbirow, d’une superficie de 25,000 hectares, riche en bois et en minerai et renfermant 400 groupes d’habitations. Il avait toujours eu un goût passionné pour la propriété foncière; chacun de ses sept enfans fut doté par lui d’un domaine princier, qu’il se chargea de mettre en valeur. Cet homme universel s’entendait à l’agriculture comme aux usines, à tous les genres d’industrie comme à l’art de gagner de l’argent. Aussi rapide, aussi essoufflé qu’une de ses locomotives, ses bottes de sept lieues le transportaient d’un bout à l’autre de l’Europe; il était partout à la fois, sollicitant une concession à Saint-Pétersbourg, posant des rails en Roumanie, projetant des docks à Anvers. Il possédait à Berlin un fort beau palais et une galerie de tableaux que dans le temps de ses premières détresses il a revendue pour près de 3 millions. Il était roi, vraiment roi. Que sont devenues les neiges d’antan? Cette royauté a essuyé de grandes humiliations, elle a dû s’asseoir sur la sellette devant un jury moscovite, et le beau palais de Berlin est devenu comme le reste la proie d’impitoyables créanciers : l’ambassadeur de la Grande-Bretagne en est aujourd’hui le locataire.

Longtemps le docteur Strousberg passa à Berlin pour une sorte de personnage miraculeux, à demi fantastique, sur lequel couraient les bruits les plus étranges. On le croyait possesseur de la lampe d’Aladin, on le tenait pour capable de tout, on lui attribuait l’omnipotence aussi bien que le don d’ubiquité. Vous auriez affirmé à Schultze et à Müller, ces deux représentans légendaires de la bourgeoisie berlinoise, que vous