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lire. Le docteur éprouve une insurmontable aversion pour les libéraux, mais c’est à leur chef surtout qu’il en veut. Il reconnaît que M. Lasker est un savant tacticien d’assemblées, un habile juriste, un orateur subtil et disert, d’une intarissable faconde, fidèle à ses convictions, capable d’un enthousiasme sincère pour des idées abstraites ; mais il l’accuse d’intolérance et de n’avoir pas le sens des réalités. « M. Lasker, nous dit-il, est devenu la trompette de son parti… Il a le bonheur de vivre dans un pays où l’envie et la malveillance ont élu domicile et dans lequel une classe moyenne relativement pauvre regarde d’un œil jaloux quiconque a été favorisé des dons de la fortune. À Berlin, le gain d’autrui est considéré comme du bien volé, le confort est taxé de dissipation, et représenter de grands intérêts est une disgrâce qui vous rend indigne de représenter la nation. » Le docteur rend justice à l’incorruptible intégrité de M. Lasker, à la simplicité de ses goûts et de sa vie, mais il insinue que le manque de besoins n’est pas toujours une vertu : « L’homme qui n’éprouve le besoin de changer de linge qu’une fois par semaine est plutôt à plaindre qu’à louer ; mieux vaut, quand on en a le moyen, en changer deux fois par jour. »

Ce qui ajoute à son amertume, c’est que M. Lasker, Israélite comme lui, n’a point usé à son égard de cette courtoisie et de ces ménagemens qu’on se doit entre enfans de la même race. S’il en faut croire une légende slave, quand le bouleau est abattu par le tranchant affilé d’une hache, il se résigne et subit sa destinée en silence ; mais sent-il pénétrer dans ses fibres un coin fabriqué avec son propre bois, il lui échappe un douloureux et tragique gémissement. « Lasker mérite sinon par sa figure du moins par ses tendances morales, d’être rangé parmi les tribuns classiques ; il est notre moderne Caton, et on voit combien de formes diverses le judaïsme sait revêtir. Dans Jacoby, Lasker, Bamberger, Lassalle, la Prusse a eu son Robespierre, son Caton, son Marat et son Saint-Simon. » Il nous semble que le docteur va bien loin ; il est possible que M. Lasker soit un Caton, mais il nous est plus difficile d’admettre que M. Bamberger soit un Marat. Nous ne savions pas que cet honorable député aimât à se cacher dans les caves ni qu’il eût jamais demandé 200,000 têtes. Nous nous souvenons qu’il fit un jour la proposition de frapper un impôt formidable sur les pianos et que tous les pianistes d’Allemagne poussèrent un cri d’alarme ; mais il n’avait point proposé de leur couper le cou.

« J’aurais dû chercher une autre patrie ! » s’écrie mélancoliquement le docteur Strousberg. Il est certain que de tous les pays où il aurait pu naître, la Prusse est celui qui cadrait le moins à son humeur libre, aventureuse et volontaire. Berlin est un mauvais séjour pour qui déteste la gêne et la contrainte, pour qui veut avoir ses coudées franches. À la vérité, les Berlinois sourirent d’abord avec quelque complaisance à