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source habituelle des dettes, et le cabaretier l’un des principaux mangeurs du mir. L’usure est en effet une des plaies qui rongent le paysan russe, et la collectivité de la terre n’est pas sans y contribuer. La propriété étant commune, le moujik ne peut donner hypothèque sur son bien. L’enclos même du paysan, qui n’est pas soumis au partage, ne peut être aliéné au profit d’un étranger au mir. Chez les paysans russes comme dans nos tribus arabes d’Algérie, il n’y a donc pas de crédit foncier, mais seulement un crédit personnel ; par suite, le moujik paie jusqu’à 100 pour 100 l’argent des miroiédy[1]. Aussi la misère est-elle fréquente chez ces villageois parés du titre de propriétaire. D’après un grand nombre de témoignages, il n’y a plus depuis l’émancipation que deux classes de paysans, des riches et des pauvres. La classe moyenne a disparu avec le servage, qui, en courbant les têtes sous le même joug, maintenait artificiellement une sorte de niveau au-dessous duquel il était presque aussi malaisé de tomber qu’il était difficile de s’élever au-dessus. Le frein de la tutelle seigneuriale une fois rompu, les qualités et les vices individuels, l’activité et la paresse, ont eu libre carrière, en sorte qu’en dépit de la communauté du sol, un des premiers effets de la liberté a été l’inégalité des hommes.

Le tableau que trace des communes rurales l’enquête agricole n’est point fait pour leur attirer des admirateurs ou des imitateurs. Les partages fréquens aboutissent à l’appauvrissement de la terre par le manque de fumure. Le parcellement égali taire amène à un absurde et incommode morcellement du sol, qui, pour que chacun en ait même quantité et qualité, est pour ainsi dire réduit en poussière, sans même que ce mode de division maintienne parmi les familles un certain niveau d’égalité et de bien-être. La propriété indivise, dit le rapport de la commission, est un obstacle insurmontable à l’agriculture, une chaîne pour la liberté individuelle, une entrave à tout esprit d’entreprise, une prime à l’incurie et à la paresse. Le grand avantage de la communauté, le grand argument mis en avant par ses défenseurs, c’est qu’en ouvrant à tous l’accès de la terre, elle empêche tout prolétariat, et déjà, grâce aux pratiques du communisme agraire, ce régime, en Russie comme à Java, menace de transformer la plus grande partie de la population rurale en un peuple de prolétaires[2].

  1. Rapport M. de Bouchene, Enquête agricole, t. III. Il résulte de là que tout crédit foncier populaire est fort difficile à établir en Russie. Cette délicate question a été récemment examinée par le prince A. Vasiltchikof et M. A. V. Jakovlef dans un ouvrage intitulé Melkii zemelnii kredit v Rossii, Saint-Pétersbourg 1876.
  2. On doit remarquer qu’en prenant le mot de prolétaire dans son sens étymologique, producteur d’enfans, rien n’encourage plus le prolétariat que le système communiste, qui donne une prime aux nombreuses familles. Par là aussi, en enlevant aux parens une grande part du souci que donnent naturellement les enfans, le communisme agraire peut indirectement encourager le prolétariat, dans le sens économique du mot, car, le sol étant restreint, ce régime risque d’amener à une multiplication des hommes plus rapide que la multiplication des moyens d’existence ou de bien-être. Cette considération a fait de Stuart Mill un adversaire de la propriété collective du sol ; mais elle n’aurait toute son importance que si la famille ne possédait ni instrument de travail, ni capital en dehors de la dotation territoriale à recevoir de l’état ou de la commune.