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arsenaux a été doté de son petit atelier en fer, condamné par avance à des lenteurs d’enfantement excessives. Que se passe-t-il enfin quand il s’agit de répartir les fonds destinés à la construction des vaisseaux? On partage encore en cinq, de sorte que, si la somme à dépenser équivaut au prix d’un des grands navires modernes, au lieu de faire ce navire en un an, dans le Creusot maritime que nous avons négligé de créer, nous donnons un cinquième de navire à faire à chacun de nos arsenaux; au lieu de construire rapidement ce seul navire, bientôt suivi d’un second amélioré, nous mettons cinq ans à construire cinq navires identiques, et quand la couvée est près d’éclore, les cinq navires sont peut-être, grâce aux progrès faits pendant leur longue gestation, impuissans avant de naître. Cela s’est déjà vu.

Voilà, après l’insuffisance budgétaire, pourquoi les Anglais, les Allemands et les Turcs, qui, sans perdre une minute, vont droit au but, possèdent en ce moment des navires supérieurs aux nôtres. Chez eux, le but, c’est le vaisseau, l’instrument de force, de combat; chez nous, il ne vient qu’au second rang. Chez eux, il s’agit de moudre le grain, chez nous, de faire tourner les moulins. Est-ce ainsi que devraient être administrées les affaires de l’état? Que devient le but national au milieu de ces arrangemens de famille?

Ce n’est pas tout encore. La multiplicité des arsenaux entraîne aussi l’accroissement improductif du nombre des ouvriers, car une fois ces usines montées et pourvues de directeurs, d’états-majors, il faut qu’elles marchent. Cette obligation nous a conduits à employer aux constructions navales 21,000 ouvriers, chiffre énorme comparé aux 16,000 que les Anglais, avec un budget et une production plus que double, consacrent au même service. Qu’est-il arrivé alors? Qu’aux époques de réductions budgétaires comme celles de ces derniers temps, il est devenu matériellement impossible d’employer utilement cette masse d’hommes, et que dernièrement dans certains arsenaux les ressources, les matières se trouvant insuffisantes, même pour faire de simples réparations, tant notre détresse était grande, on s’est trouvé réduit, n’ayant rien à donner à faire aux ouvriers, à les occuper à défaire. On conserve dans nos ports pour ces occasions-là de vieux vaisseaux qui ne valent pas le prix de la main-d’œuvre consacré à leur démolition. Les nations étrangères, Anglais, Italiens, vendent en bloc ces vieux débris d’où on ne retire guère que la valeur de cuivre qu’on y retrouve. Pourquoi ne ferions-nous pas de même? Pourquoi ne désencombrerions-nous pas nos ports? Pourquoi ne ferions-nous pas disparaître des chances sérieuses d’incendie ! Pourquoi enfin n’économiserions-nous pas les frais d’entretien, de peinture, de gardiennage, que coûtent ces carcasses jusqu’à l’heure de leur dissection ?