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— Ils font tout comme ce Mac-Farlane, qui était à Verdun et qu’on a chassé de la ville parce qu’il photographiait les forts.

À ces mots, Tristan, violemment agacé, quitte sa pipe et s’adressant au dernier interlocuteur: — Est-ce que c’est une allusion?

— Peut-être bien.

— Alors vous nous prenez pour des espions prussiens?

— Dam, ça en a l’air.

— Tas d’imbéciles! s’écrie Everard en serrant les poings, c’est ridicule, nous sommes Meusiens tous quatre!

— Voyons, dis-je à mon tour, impatienté, si vous croyez que nous sommes des Prussiens, il ne s’agit pas de biaiser comme vous le faites depuis un quart-d’heure... Conduisez-nous devant une autorité quelconque et demandez-nous nos papiers.

Un brigadier-forestier sort du cercle. — Vous avez raison, répond-il, et puisqu’il en est ainsi... Il se redresse, prend un air grave et rajuste son képi : — Au nom de la loi, messieurs, je vous somme de m’exhiber vos papiers?

— A la bonne heure! — Nous fouillons nos poches, et chacun de nous remet au garde les pièces qui peuvent établir notre identité : des cartes de visite, des lettres et un permis de chasse. Le forestier met ses lunettes et examine tout cela longuement, tandis que les curieux se penchent pour lire par-dessus son épaule.

— Le permis est expiré depuis deux jours, remarque un maître d’école pointilleux et rébarbatif.

— Et puis, ajoute un autre, des cartes de visite, ce n’est pas des papiers.

Le brigadier est perplexe, la foule est décidément hostile, et d’instant en instant la situation devient plus critique.

— D’ailleurs, qu’est-ce qui prouve qu’ils n’ont pas fabriqué leurs cartes de visite exprès?.. Les Prussiens en font bien d’autres.

Je m’emporte, Everard bondit et menace, Tristan se démène et commence un sermon en trois points pour prouver aux paysans que, pendant deux ans d’occupation, les Prussiens ont eu tout le temps de prendre les plans des défilés de l’Argonne. Seul, le Primitif garde un peu de sang-froid et continue de jeter rageusement de petites touches de couleur sur son panneau. Tous les yeux sont agressifs, toutes les voix accusatrices éclatent à l’unisson et couvrent le plaidoyer du pauvre Tristan; on se croirait au finale d’un quatrième acte d’opéra, quand tout à coup une claire et douce voix de femme s’écrie : — Mais je le connais ! il n’est pas Prussien du tout, sa famille est de B..., c’est M. Tristan!

Notre ami se retourne, pâlit, rougit et s’exclame à son tour : — Franceline !