Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

atteignait 730 millions de marcs ! Comme il était impossible d’employer en affaires solides les énormes capitaux qui affluaient et réclamaient un emploi immédiat et lucratif, ces établissemens de crédit, à peine ouverts, se livrèrent à des opérations de bourse ou créèrent des sociétés nouvelles. De 1790 à 1870, il s’était fondé en Allemagne, sous le régime de l’autorisation, environ 300 sociétés par actions ; 780 ont vu le jour en Prusse pendant les années 1871 et 1872 : cela fait plus d’une société par vingt-quatre heures. Que l’on n’ait point trouvé tout d’un coup la quantité d’hommes expérimentés et honnêtes qu’il aurait fallu pour conduire tant d’entreprises nouvelles, on le conçoit aisément : ces aventuriers eurent toutes portes ouvertes ; avec eux entrèrent dans les affaires la légèreté, la prodigalité, la malhonnêteté.

On est embarrassé pour le choix des exemples qui peuvent donner une idée de ce dévergondage financier. Peut-être cependant est-ce dans l’histoire des sociétés pour constructions qu’on voit le mieux l’origine, le caractère, les effets de la crise. Les financiers et hommes d’affaires de toute sorte qui ont spéculé sur le bâtiment sont partis d’un certain nombre d’idées abstraites : par une série de transitions hardies, ils ont conclu des victoires à l’enrichissement, de l’enrichissement à la nécessité de changer la façon de vivre du peuple allemand. Berlin ne s’était-il pas élevé fort au-dessus des autres villes d’Europe par la gloire de ses enfans ? Avant la guerre déjà, Berlin était la « capitale de l’intelligence ; » après la guerre on disait communément « la grande capitale du monde, die grosse Welthauptstadt. » Or, comme il sied à un homme tout d’un coup enrichi de faire nouvelle figure parmi les autres hommes, d’acheter un mobilier nouveau, d’agrandir sa maison ou d’en bâtir une plus belle, il faut qu’une ville tout d’un coup illustrée se transforme, jette les vieilleries par terre, construise de belles rues et les orne de palais. Mais Berlin n’est « qu’une perle de ce collier de villes » dont s’enorgueillit la vieille Allemagne ! Il faut à Cologne, à Bonn et à toutes les villes que baigne le Rhin, il faut à Francfort, la cité impériale du temps jadis, à Hanovre, qui fut si longtemps capitale avant d’être préfecture prussienne, à bien d’autres encore, leurs quartiers neufs, leurs boulevards, leurs parcs avec des fontaines jaillissantes.

C’est à quoi ont voulu pourvoir un certain nombre de sociétés financières. On n’en peut vraiment rapporter ici tous les noms ; après avoir énuméré Nord-End, Ost-End, Süd-End, West-End, Thiergarten, Thiergarten W est-End, Unter den Linden, Passage, Centralstrasse, City, Königstadt, Belle-Alliance, Cottage, ainsi nommées par les lieux où s’exerçait leur activité, il faudrait citer encore de quoi finir la page. Et comment se retrouver dans ce labyrinthe