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certaine défiance de la pleine liberté du crédit, que de pamphlets où la haine se satisfait par la dénonciation ! Il en est qui sont l’œuvre d’honnêtes gens, comme celui de M. Glagau, qui a eu son million de lecteurs, et auquel on a fait ici des emprunts ; mais ces livres ne sont pas les moins dangereux. L’auteur n’y parle guère que des excès qui ont été commis et passe tout le reste sous silence. Il sème dans les esprits les idées les plus fausses sur les causes de la crise : à l’en croire, il faudrait maudire tout le progrès moderne, revenir au moyen âge, aux corporations, aux douanes, tout prévoir, tout réglementer, tout empêcher. Lui aussi enfin, il excite à la haine de la richesse : il parle des Juifs comme l’eût fait quelque fanatique des temps passés. Il en fait le dénombrement : 500,000 Juifs dans la seule Prusse, dit-il, quand il n’y en a en France que 80,000 ! Et il remarque que ces Israélites multiplient comme sur la terre d’Égypte, que leurs mariages sont féconds, que la mortalité est moindre chez eux que dans les familles chrétiennes : c’est à croire qu’il va réclamer un massacre des premiers-nés. Il compte et montre les maisons des Juifs sous les Tilleuls, dans les plus belles rues, au Thiergarten : c’est à croire qu’il les veut marquer de la croix blanche pour quelque Saint-Barthélemy. Il rapporte ce mot d’un chrétien qui, à cette demande d’un fils d’Israël : « Pouvez-vous me dire où est la rue de Jérusalem ? » répond en soupirant : « Enseignez-moi plutôt où elle n’est pas ; » veut-il donc qu’on rétablisse le ghetto ? Enfin, il reproche aux Juifs d’être marchands, banquiers, industriels, écrivains, avocats, journalistes, et de prendre ainsi possession du pays. Il est singulier que ce reproche adressé aux Juifs soit précisément le compliment que les Allemands se font à eux-mêmes, toutes les fois qu’ils parlent de leurs émigrations dans les pays voisins. Que disent-ils pour revendiquer la Bohême et les provinces baltiques comme germaniques, si ce n’est que le Slave y a les emplois inférieurs et faciles, tandis que l’Allemand y est marchand, banquier, industriel, homme de lettres et homme de loi ? Ce qui est pour l’Allemand une preuve de supériorité intellectuelle ne sera donc pour le Juif qu’une désignation à la haine et à la proscription ? car ces mots : « on a émancipé les Juifs, il est temps d’émanciper les chrétiens des Juifs, » ne peuvent être, dans un pays où ceux-ci sont soumis à la loi commune, qu’un appel direct à des mesures de rigueur et d’exception. Quand des hommes à l’esprit cultivé pensent et parlent ainsi, que doit penser et dire le commun peuple d’Allemagne ? Si de tels sentimens ne se modifient pas, on peut affirmer qu’ils feront à ce pays un mal auquel la perte des milliards ne saurait être comparée.