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V.

Il faut, en terminant, dire quelques mots des jugemens portés en France sur les événemens que nous venons de raconter. On ne pouvait certes exiger de nous que nous prissions le deuil de la richesse allemande. La guerre était trop proche pour que les embarras du vainqueur ne nous causassent point quelque joie. Il me souvient de l’impression agréable que j’éprouvai en 1874, en retournant à Berlin, après y avoir séjourné longuement en 1873. À peine arrivé à l’hôtel, je m’aperçus que j’étais, pour les gens de la maison, un personnage plus important qu’autrefois. À la question : « Avez-vous une chambre ? » Il me fut répondu par un : « Oh ! oui, » dont l’intonation me fut expliquée par la vue du tableau où il est d’usage d’écrire les noms des voyageurs : ce tableau était presque vide. Dans l’escalier, le maître d’hôtel eut le temps de me demander si c’était vrai que les affaires allaient si bien à Paris, de m’apprendre qu’elles allaient très mal à Berlin, de m’exprimer son admiration pour notre richesse, et de dire quelques mots méchans sur les milliards. Je mentirais, si je ne convenais que j’éprouvai, à entendre ce discours, une satisfaction qui se renouvela, quand je vis plus tard, en réglant mon compte, que mon billet de la Banque de France faisait prime. Mais que de motifs pour tempérer cette satisfaction et la maintenir dans de justes limites ! La force politique et militaire qui avait créé l’empire n’était-elle pas intacte ? M. de Bismarck n’occupait-il pas au Reichstag son siège de chancelier, plus élevé qu’un trône ? Ne doublait-on pas partout les casemates et les forteresses ? Ces régimens dont les soldats, comme jadis ceux de la grande armée, semblaient cousus ensemble, marchaient-ils d’un pas moins ferme dans les rues ? La fumée des usines Krupp ne s’élevait-elle pas toujours au-dessus de la plaine de la Westphalie ? Et n’est-ce pas faire preuve d’une légèreté singulière que de rire des eu)barras d’un ennemi dont le bras est si puissamment armé ?

C’est une autre erreur, non moins dangereuse, de croire que cette crise doive toujours durer, et que la ruine de l’Allemagne soit définitive. Certes le mal a été, il est encore très grand ; mais il diminue tous les jours. Toutes les entreprises qui ont été le produit de la spéculation sont irrémédiablement perdues : les autres, qui n’ont été qu’atteintes et qui ont survécu, reprennent peu à peu des forces nouvelles. Les faillites et les licenciemens d’ouvriers sont plus rares. Les salaires, plus modérés, ne sont pourtant pas redescendus aussi bas qu’autrefois ; ils demeurent assez élevés : cela prouve que le patron les peut supporter et que l’industrie générale