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Cadoc, saint Iltud, saint Conéry, saint Renan ou Rouan, réapparaissaient de même comme des espèces de géants. Plus tard, quand je connus l’Inde, je vis que mes saints étaient de vrais richis, et que par eux j’avais touché à ce que notre monde aryen a de plus primitif, à l’idée de solitaires maîtres de la nature, la dominant par l’ascétisme et la force de la volonté.

Naturellement, le dernier saint que je viens de citer était celui qui me préoccupait le plus, puisque son nom était celui que je devais porter[1]. Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en a pas du reste de plus original. On m’a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances plus extraordinaires les unes que les autres. Il habitait la Cornouaille, près de la petite ville qui porte son nom (Saint-Renan). C’était un esprit de la terre plus qu’un saint. Sa puissance, sur les élémens était effrayante. Son caractère était violent et un peu bizarre ; on ne savait jamais d’avance ce qu’il ferait, ce qu’il voudrait. On le respectait, mais cette obstination à marcher seul dans sa voie inspirait une certaine crainte ; si bien que le jour où on le trouva mort sur le sol de sa cabane, la terreur fut grande à l’entour. Le premier qui en passant regarda par la fenêtre ouverte et le vit étendu par terre, s’enfuit à toutes jambes. Pendant sa vie, il avait été si volontaire, si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir deviner ce qu’il voulait que l’on fit de son corps. Si l’on ne tombait pas juste, on craignait une peste, quelque engloutissement de ville, un pays tout entier changé en marais, tel ou tel de ces fléaux dont il disposait de son vivant. Le mener à l’église de tout le monde eût été chose peu sûre. Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été capable de se révolter, de faire un scandale. Tous les chefs étaient assemblés dans la cellule, autour du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un d’eux ouvrit un sage avis : « De son vivant, nous n’avons jamais pu le comprendre ; il était plus facile de dessiner la voie de l’hirondelle au ciel que de suivre la trace de ses pensées ; mort, qu’il fasse encore à sa tête. Abattons quelques arbres ; faisons un chariot, où nous attellerons quatre bœufs. Laissons-le les conduire où il voudra qu’on l’enterre. » Tous approuvèrent. On ajusta les poutres, on fit les roues avec des tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros chênes, et on posa le saint dessus. Les bœufs, conduits par la main invisible de Ronan, marchèrent droit devant eux, au plus épais de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivés enfin, au centre de la forêt, a

  1. La forme ancienne est Ronan, qui se retrouve dans les noms de lieu Loc-Ronan, les eaux de Saint-Ronan (pays de Galles), etc.