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ne le sont de l’autre aujourd’hui. Pour achever l’examen de cette hypothèse, l’on ne doit point oublier que sur terre la position des Russes établis en Turquie ne serait pas meilleure. Ils seraient toujours menacés de voir couper leurs communications avec le centre de l’empire, toujours à la merci d’une armée autrichienne ou allemande débouchant des bastions naturels de la Transylvanie ou descendant le grand chemin du Danube. Si jamais les Russes doivent régner à Constantinople, ce sera par la tolérance de l’Europe, de l’Allemagne ou de l’Autriche en particulier, et dans ce cas Constantinople, dont les communications dépendraient toujours du bon plaisir de Vienne ou de Berlin, ne saurait être pour la Russie qu’une garnison excentrique dont l’un ou l’autre empire voisin lui aurait fait payer cher la possession. Pour peu qu’on y réfléchisse, l’on voit qu’au point de vue russe même, les avantages d’une telle politique sont loin d’en valoir les risques.

Nous en sommes toujours en Occident au prétendu testament de Pierre le Grand, pièce apocryphe qui paraît avoir été forgée cent ans après la mort du vainqueur de Charles XII, dans l’intérêt des desseins de Napoléon Ier, pour servir à des plans non moins démesurés que ceux prêtés par le faussaire au grand réformateur du Nord. La Russie est assez vaste, elle est embarrassée d’assez de peuples divers pour ne point accroître encore ses difficultés- en absorbant des contrées dont l’assimilation ne se ferait pas sans dépenses ni peine. Quels seraient pour le gouvernement de Pétersbourg les résultats d’un partage ou d’une occupation de la Turquie, faite isolément ou de concert avec l’Autriche, selon les projets mis un moment en avant ? Annexion ou occupation prolongée aurait pour la Russie deux conséquences également funestes : l’une serait un surcroît de dépenses, alors que pour son propre développement l’empire a un besoin impérieux de toutes ses ressources ; l’autre serait un sursis, un temps d’arrêt, peut-être un recul dans ses réformes intérieures, et pour longtemps le rejet indéfini de toute constitution politique. Ainsi se trouveraient compromis du même coup les résultats du passé et les espérances de l’avenir, ce qu’a si laborieusement obtenu le gouvernement, l’équilibre financier, et ce que rêvent obstinément les patriotes, des institutions libérales. L’on sait ce que sous ce dernier rapport la Pologne a déjà coûté à la Russie. Rien en effet ne ferme a une nation l’accès de la liberté et du self-government comme l’incorporation à son territoire de populations hétérogènes, de mœurs et d’éducation étrangères, qui ne peuvent être gouvernées qu’à l’aide du pouvoir absolu ou de lois d’exception. La Russie a déjà sur ses frontières européennes et asiatiques toute une large ceinture de provinces et de populations