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des intentions. M. Thiers s’est trompé pour avoir eu trop de confiance dans les ressources d’un client illustre que l’opinion de la France lui recommandait ; M. Guizot s’est trompé pour ne pas s’être défié d’un ministre célèbre qui cachait sous une légèreté plus feinte que réelle une haine obstinée de la France. Même en écrivant ses Mémoires une quinzaine d’années après ces événemens, M. Guizot, dans sa loyauté fière, laissait subsister ces paroles d’une de ses dépêches, sans y joindre le moindre correctif : « Ce que je pense de lord Palmerston me permettait cette conduite. Je fais grand cas de son esprit. J’ai confiance dans sa parole. Sa manière de traiter, quoiqu’un peu étroite et taquine, me convient ; elle est nette, prompte, ferme. Je ne crois ni à sa haine pour la France et le roi, ni à ses perfidies[1]… » Depuis que M. Guizot s’exprimait de la sorte, la lumière s’est faite peu à peu sur le caractère de lord Palmerston. C’est d’Angleterre surtout qu’elle nous est venue. Les ouvrages même consacrés à sa gloire nous ont révélé des choses qui font médiocrement honneur à sa sincérité. Ses deux biographes, M. Bulwer, M. Ashley, ont permis à notre collaborateur M. Auguste Laugel de caractériser, avec autant de finesse que de force, celui qu’il appelle « le bouledogue de l’Angleterre[2]. » Aujourd’hui ce sont les notes de Stockmar qui, commentées avec attention et rapprochées des faits contemporains, nous aident à deviner aussi sa légèreté perfide, sa duplicité haineuse, sa façon arrogante et narquoise de jouer avec les idées.


III.

Stockmar avait quitté l’Angleterre au mois d’avril 1841 pour aller passer quelque temps à Cobourg. Les regrets qu’il laissait à Windsor ne lui permirent pas de prolonger ce séjour dans sa ville natale. On ne regrettait pas seulement l’ami fidèle, on regrettait le conseiller, l’intermédiaire, j’allais presque dire le ministre secret, celui qui achevait l’éducation politique du prince Albert, et qui, dans toute occasion difficile, s’occupait si discrètement de prévenir les chocs ou d’apaiser les conflits. Sur les instances de la reine, Stockmar revint à Windsor au commencement de septembre.

Pendant cette absence de cinq mois, un événement considérable s’était produit. Il y avait déjà plusieurs années que le cabinet, dirigé par lord Melbourne, menait une existence singulièrement précaire. Harcelé par les tories, mal secondé par les whigs, il souffrait autant de sa faiblesse intérieure que des assauts de l’opposition.

  1. Voyez Guizot, Mémoires, t. V, p. 131.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet et du 15 août 1876, la savante et impartiale étude de M. Auguste Laugel sur lord Palmerston.