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Theuriet. Passer de l’un à l’autre, c’est comme passer d’un régime de bisques épicées, de ragoûts relevés de truffes, de karicks à l’indienne et de chauds zabayons, à un régime de saines viandes rôties, de poissons frais pochés et de gras laitages, non sans mélange de gibier délicat cependant, mais de gibier non faisandé, car il n’y a pas la plus petite pointe de corruption dans le talent d’André Theuriet. C’est assez dire que les lecteurs, tout en trouvant dans ses romans des qualités aussi variées et aussi rares que peut les désirer un goût difficile, n’y trouveront cependant rien de scabreux, d’excentrique et d’équivoque. Je ne vois pas qu’il lui manque aucun des dons qui font les esprits aimables et amusans, seulement ces dons connaissent la contrainte et portent le frein de la discipline volontaire. Honnête sans pruderie, son langage n’est pas ennemi des gais propos, mais cette gaîté ne dégénère jamais en licence ; libre sans hypocrisie, son observation ne s’effarouche ni ne se scandalise des spectacles qu’elle rencontre, seulement son choix ne s’arrête qu’à ceux qui peuvent lui fournir des sujets d’étude qui n’exigent rien de secret. Il a de la mélancolie, mais cette mélancolie s’arrête toujours à une tristesse souriante et ne l’entraîne jamais jusqu’à un noir pessimisme. Son intelligence, habile aux adresses ingénieuses, répugne à tout tour de force d’acrobatisme littéraire. Son style, qui est celui d’un vrai poète, sait peindre avec esprit et nuancer avec finesse, sans que cet esprit tombe jamais dans la recherche et cette finesse dans la subtilité. Son art de composition a de l’aisance et souvent presque de l’ampleur ; mais cette aisance sait arrêter à point ses développemens et les tenir à la mesure de ses sujets modestes. Ses histoires bien conduites poussent logiquement jusqu’au dénoûment leurs situations naturellement engendrées les unes des autres, et ne pèchent jamais contre la vraisemblance. Ses personnages, pris dans le milieu moyen de la nature humaine et des conditions sociales, gardent leurs proportions, même quand ils sont soulevés par la passion ou ennoblis par la douleur ; il ne les gonfle pas à l’instar de tant de ses confrères, qui d’une vulgaire grenouille essaient de tirer un bœuf et donnent aux gens de Lilliput la stature de ceux de Brobdingnac.

On peut en toute vérité appliquer à l’aimable auteur ce qu’il dit quelque part de la danse d’une de ses héroïnes, qui ne demandait à son valseur qu’un bras robuste et le sentiment de la mesure. Lui aussi ne demande à ses sujets que le degré de consistance et de vérité nécessaire pour assurer un terrain solide à son talent et n’être pas poussé hors de la justesse. À ces qualités de modération judicieuse et d’équilibre sensé s’ajoute cette élégance qui, dans la nature comme dans l’humanité, dans les choses comme chez les personnes et dans l’art d’écrire comme dans le costume, résulte de