Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/631

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être propre ne leur traversa même pas l’esprit. Si l’on nous eût interrogé nous-même à son égard, nous n’aurions pas rendu d’autre réponse, car nous ne connaissons pas de talent contemporain qui nous ait trompé d’une manière plus complète et plus heureuse. Sa première œuvre de longue étendue, le petit Chose, n’était pas faite pour nous détromper, car qu’était-ce que ce gentil livre, série d’esquisses ramenées à l’unité par le sujet le plus simple du monde, sinon le résumé de ses aimables tâtonnemens antérieurs, la synthèse de ses premiers efforts, l’élixir condensé de toutes les qualités de grâce, de sensibilité et de mélancolie éparses dans ses nombreux croquis ? S’il était un genre de grande composition à laquelle il pût prétendre, le petit Chose en présentait donc le modèle parfait, aurait-on pu assurer sans être pour cela trop myope ; ce livre marquait bien la limite extrême des facultés dont l’auteur avait jusqu’alors fait preuve, et il était permis de croire qu’en l’écrivant il avait rencontré son grand livre, le Gil Blas ou le Tom Jones dont il était capable. Il n’en était rien ; tous ces tâtonnemens, toutes ces fantaisies de sentiment, toutes ces flâneries de rêveur et d’artiste, toutes ces descriptions de poète humoriste, n’étaient point les preuves que les préférences de l’auteur le, portaient vers les petits genres ; c’étaient autant d’acheminemens progressifs vers la grande composition, qu’il travaillait pour ainsi dire à conquérir partie par partie, détail par détail, s’exerçant à la peinture des caractères dans ses nouvelles de courte étendue, à l’art de la description dans ses paysages et ses flâneries humoristiques, à la grâce dans ses fantaisies, au pathétique dans ses histoires de sentiment.

Ces essais, ces récits, étaient comme les ébauches, les études et les dessins que l’artiste multiplie dans l’atelier pour étudier séparément chacune des figures de la toile qu’il médite. Le talent de Daudet est donc une conquête du travail, et d’un travail lent, assidu, opiniâtre, patient ; comment se fait-il cependant qu’en lisant ses deux romans de Fromont jeune et de Jack nous éprouvions précisément les sensations que donnent les talens spontanés et prime-sautiers ? Rien qui trahisse l’odeur de la lampe, qui porte la marque de la chaîne du travail ; les tons les plus variés s’y succèdent avec la plus parfaite aisance, et il y règne d’un bout à l’autre une liberté et une souplesse extrêmes. Un souffle à la fois doux, soutenu et puissant fait circuler un air vivifiant à travers ces pages d’où sentimens, images, descriptions, sortent et s’échappent de tous côtés comme les jaillissemens d’une sève abondante à l’excès. Si complet a été le labeur qu’il est parvenu à effacer ses propres traces. C’est donc à l’étude seule qu’il faut attribuer la conquête de ces facultés de spontanéité et de prime-saut qui nous frappent chez