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milieu des plus illustres guerriers du monde, mais la vénération se calmait chez vous lorsqu’on vous expliquait qu’une grande chasse, un baptême d’archiduchesse, le passage d’une sérénité quelconque, avaient suffi pour ajouter une étoile de plus à la cuirasse de strass qui flamboyait sur telle ou telle poitrine de chambellan. Chacun sait avec quel orgueil railleur M. de Bismarck portait à cette époque l’unique décoration qu’il possédât, une médaille de sauvetage.

Le culte du blason est poussé jusqu’à la démence ; il n’y a pas un banquier juif, pas un spéculateur heureux qui ne s’efforce de couronner sa prospérité par cet ornement. La vieille noblesse méprise de tels parvenus, la bourgeoisie se moque d’eux, mais à son tour un juge, un assesseur, un architecte, etc., ne craint pas de se montrer ridicule en exigeant qu’on lui répète à chaque mot de la conversation sa qualité. Les femmes partagent cette manie. A moins de manquer aux règles de la civilité, il ne faut jamais oublier de dire : — Merci, madame la conseillère privée, — à vos ordres, madame la doctoresse ou madame la pastoresse, etc.. — Quand on a prodigué quelque temps ces titres aux personnes de la bourgeoisie, on finit par trouver que ceux de prince, de comte ou de baron sont d’une agréable simplicité. Des préoccupations obsédantes vous poursuivent dans la conversation : ne vous êtes-vous pas trompé en qualifiant de Gelleimerath ce conseiller qui est en réalité Wirklicher Gehleimerath ? Ce membre du clergé protestant, qui est Hochehrwürden, ne vous pardonnera jamais de l’avoir nommé Hochwürden, qui est un titre catholique. Comment pouvez-vous savoir qu’un conseiller privé a droit au Hochowhlgeboren, qui appartient de droit à la noblesse de seconde classe, tandis qu’un comte est Hochgeboren ou même Erlaucht ? Cependant si vous ignorez ces choses et beaucoup d’autres, vous êtes un malotru. Les gens du commun, même les boutiquiers, veulent que la suscription des lettres qu’on leur adresse porte : Wohlgeboren (bien né). Rien n’est plus compliqué qu’une adresse de lettre allemande. Dans la société, une femme mariée qui n’a pas de titre est toujours interpellée gracieuse, très gracieuse dame, ou simplement ma très gracieuse (meine gnädige). Entre elles, les femmes s’appellent : chère générale, chère conseillère. Les jeunes filles ne sont pas mademoiselle tout court, mais « ma gracieuse demoiselle ; » on leur donne le titre de leur famille. A Vienne, le mot français comtesse s’emploie pour une Gräfinn non mariée.

De la part de la classe inférieure, il y a un mélange de confiante familiarité et de déférence profonde. Autrefois on parlait aux serviteurs, aux soldats, etc., à la troisième personne en les interpellant par er, il, ce qui serait aujourd’hui une insulte, mais le tutoiement est encore accepté par les domestiques comme une marque