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dans les bras de Moschko, qui accourait à ma rencontre. Les éclats de joie du petit Juif quand il me reconnut furent presque effrayans. Quelle part de cette joie provenait de l’homme, quelle autre de l’aubergiste, je ne saurais le dire ; tous les deux je crois étaient en liesse. Moschko sautait autour de moi, et son long caftan sale voltigeait en cercle, ses petites boucles minces et collées frétillaient le long de ses joues comme de petits serpens follets. Il me connaissait, je dois le dire, depuis bien des années. — Soyez le bienvenu, au nom de Dieu ! s’écria-t-il. Qui aurait pensé que vous viendriez ? Personne ! D’où venez-vous ? Est-ce de Barnow que vous venez ? Chez qui descendez-vous, dites ? Parbleu ! vous descendez chez moi ! Quelle bonne mine vous avez ! Peut-on avoir meilleure mine ?.. — Il s’arrêta hors d’haleine, et j’en profitai pour demander des nouvelles d’Ivon. — S’il vit encore ? Et pourquoi s’il vous plaît ne vivrait-il pas ? Où il est ? Où donc serait-il, sinon ici ? Ce qu’il fait ? Que ferait-il si ce n’est boire ? — Et Moschko Welfersheim se précipita dans le cabaret en criant : — Ivon, accourez, un ami est venu, le fils du médecin de Barnow. Il est là.

— Le fils du médecin ! répéta une voix forte à l’intérieur, d’un ton qui rappelait, — pardonne-le-moi, ombre glorifiée de mon Ivon ! — le grognement d’allégresse d’un sanglier. Puis on entendit tousser, et des pas lourds retentirent de plus en plus, jusqu’à ce que enfin Ivon apparut sous la porte ouverte qu’il remplissait presque en entier. Comme toujours brillait sur son serdak brun la médaille impériale en or. Ce signe d’honneur, il l’avait bien gagné, quoique ce ne fût pas pour un haut fait, mais pour un beau discours, au mois d’octobre 1848, lors de l’insurrection. Voici le discours :

« Maréchal des logis Misko ! Tu n’es qu’un simple maréchal des logis et pourtant tu commandes à cinq cents hussards, ce qui prouve que le règne du diable est venu. Mais il n’est venu que sur la terre ; au ciel Dieu règne encore, et Dieu a dit : Reste fidèle à ton serment, sois soumis à l’autorité. Moi, j’agis ainsi et les trois cents gars qui sont avec moi agissent de même : tant que nous serons ici, vous n’aurez pas la caisse du régiment, ni vous, ni votre colonel, et nous serons ici tant que nous serons vivans. »

Le colosse avait fort peu changé dans ces longues années ; seulement son embonpoint avait augmenté encore, et ses cheveux étaient devenus blanc d’argent ; mais la figure rouge, large et bienveillante était restée la même. S’il est vrai, comme le prétend Schopenhauer, que chaque visage humain soit une pensée de la nature, la nature s’était rendue cette fois coupable de plagiat, et même l’emprunt avait été fait à un produit du pays, car le visage d’Ivon ressemblait tout à fait à ces grosses pommes douces et vermeilles qui