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nouveau venu apporte quelque variété à la mortelle uniformité de la vie quotidienne : il met en circulation la monnaie de ses observations dans le pays d’où il arrive ; ceux qui l’accueillent ne sont pas fâchés de leur côté de trouver une oreille attentive et neuve qui écoute leurs discours, se prête à leurs appréciations, à leurs vues, et souvent à des plaintes qui ne sont pour les compagnons ordinaires que d’insipides redites. On sent, à l’attitude de ses hôtes, qu’on leur rend un service, celui de secouer la torpeur d’une vie monotone. Comme on se familiarise vite et comme, grâce à une sorte de franc-maçonnerie des visages blancs, on s’associe rapidement à un genre de vie dont on a soi-même ailleurs connu les émotions, l’arrivant voit s’ouvrir devant lui le cercle où on lui désigne sa place sans phrases comme sans hésitation : simplicité, cordialité, tel est le ton général des rapports sociaux.

Ici, comme dans les ports ouverts au commerce étranger, et plus que partout ailleurs, il existe des lignes de démarcation très tranchées dans la population. Il est à peine besoin de dire qu’aucun mélange n’a lieu ni dans les hôtels, ni dans les lieux publics, entre Européens et indigènes ; qu’il ne s’est jamais établi entre eux de relations sociales ni d’autre commerce que celui qu’exigent les affaires. Le Chinois, bien plus fidèle que le Japonais à ses mœurs, à ses traditions, à ses préjugés, ne se mêle à l’Européen que pour acheter et vendre, mais vit renfermé chez lui, habillé, nourri, logé strictement à la façon chinoise. L’Anglais a, de son côté, transporté avec lui tout l’appareil de la vie opulente de Londres et se prélasse dans les délices et les recherches du high life. C’est sans contredit un des caractères de la race anglaise que le besoin de dépenser pour paraître, de devancer l’heure de la fortune. Tandis que le Français expatrié croit sage d’économiser le plus qu’il peut afin de hâter le moment de la retraite qu’il rêve de prendre dans son pays natal, et vit le plus modestement possible, l’Anglais dépense hardiment tout ce qu’il a, se fiant à l’avenir, au développement de son activité et de ses affaires, pour combler les vides et assurer son sort. Il ne songe guère d’ailleurs à rentrer quand même chez lui ; dans un temps limité, il fera une grande fortune et reviendra étonner ses compatriotes, ou il mourra à la peine sur le sol étranger. En attendant, puisqu’il est ici pour la vie peut-être, il faut la passer joyeusement. Ajoutons qu’au début de la colonie le Pactole coulait dans les caisses des négocians ; c’en est assez pour expliquer le pied luxueux sur lequel est montée l’existence de bien des gens partis de chez eux avec plus d’espérances que de capitaux. Quelquefois, il est vrai, le ballon trop gonflé crève : quelques mauvaises années suffisent pour amener la faillite et la ruine de ces colosses aux pieds d’argile, forcés de quitter des palais inondés de champagne