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jamais en les débitant son regard n’a rencontré le mien. Détail comique : il aurait juré, la puissance de l’habitude aidant, que ces contes répétés quotidiennement depuis trente ans étaient la vente même, car il avait fini par se le persuader ; oui, il eût prononcé tous les sermens qu’on lui eût demandés, bien qu’il fût foncièrement loyal et religieux, mais à aucun prix il n’eût en même temps levé les yeux.

Ce jour-là, Ivon n’était pas très expansif : il ne cessait de me regarder, il reculait et avançait sa chaise avec inquiétude ; mon brave géant avait sans aucun doute quelque chose sur le cœur. Pour cette raison, je suppose, il abrégea son discours favori, auquel servait toujours de thème la constitution : — « C’est comme pour le recrutement… l’empereur a besoin de soldats, nous lui envoyons des soldats ; il a besoin de conseillers, nous lui envoyons des conseillers. Naturellement il faut obéir. » — Tout à coup il éclata : — Pardon… mais, hé ! hé ! puisque vous avez ce métier-là, ne voudriez-vous pas aussi ? c’est-à-dire… hé ! hé ! voyons !.. Hé ! hé ! hé !… Vous m’avez compris !..

— Non, mon ami.

— Eh bien ! vous diriez par exemple, — la pomme rouge souriait embarrassée, et se penchait d’un air fripon sur l’épaule droite… vous diriez : Ivon Megega a la médaille, c’est un homme considérable, etc. etc. et les histoires que j’ai vues ! en ai-je vu de ces histoires ! Les gens ouvriront des yeux comme ça ! — Et il dessina un grand cercle dans les airs. Et pourquoi de si grands yeux ? Parce qu’ils n’auront jamais rien entendu de pareil. Mes histoires de soldat, mes histoires de juge, comment j’ai terrassé l’ours, comment nous avons réglé nos comptes avec notre seigneur, et nos aventures avec Wassili, le grand haydamak… et puis comment je suis devenu juge de paix, — non, personne ne l’est jamais devenu de cette manière, — un peu avant que l’empereur ait fait la révolution qui rendait libre le paysan, — et comment nous avons pourchassé les hussards quand ils fuyaient vers la Hongrie, et comment j’ai empoigné huit ans plus tard, ici dans notre village, M. Kossuth, et ensuite dans l’assemblée des états… hé ! Ils feront tous des yeux comme ça ! répéta-t-il avec le même mouvement ambitieux de la main, des yeux comme ça, vous dis-je !

Qui aurait pu lui résister ?,

— Volontiers, répliquai-je, c’est convenu, je noterai de grand cœur ces histoires-là. Ainsi déjà comme soldat…

— Certainement ! s’écria-t-il avec feu, déjà comme simple soldat j’ai vidé un verre avec notre empereur et mangé avec lui des pirogui ! Ce n’est pas que je l’aie régalé chez moi, il m’a régalé chez lui