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une dernière porte, grinçant sur ses gonds noircis par le temps et la crasse, me donne accès dans une cour fangeuse ou règne cette odeur animale, fade, écœurante, qui s’exhale de tout entassement humain. À deux pas, derrière les épais barreaux de bois d’une cage, une cinquantaine de malheureux de tout âge et de tout sexe, entassés les uns sur les autres dans un espace trop étroit, se vautrent dans une ignoble promiscuité au milieu d’un monceau d’ordures qui souillent leurs vêtemens, leurs mains, leur visage. La misère, la famine, le crime, la férocité, dessinent sur ces faces patibulaires un rictus féroce ; ils s’élancent vers moi comme un tigre bondit contre les barreaux de sa cage, me tendant leurs poings crispés avec des vociférations de bêtes fauves ; l’haleine d’un chacal sur ma face me ferait reculer avec moins d’horreur que le souffle empesté qui s’exhale de cette bande furieuse. On me dit qu’ils ne sont guère nourris que par la charité publique ; je leur jette imprudemment quelques paquets de sapèques moyennant lesquels les gardiens leur achèteront un peu de riz en prélevant la plus forte part pour eux ; mais alors commence une lutte acharnée autour des pièces qu’on s’arrache, c’est un combat de dogues ; le gardien me fait signe de sortir, et aux cris de douleur qui suivent les cris de rage, je comprends en m’éloignant que le bambou fait son office pacificateur. Est-il donc vrai que ce sont là des bommes ? qu’une mère les a bercés sur son sein ? que ces créatures auraient pu vivre au soleil, sourire, aimer ? Que penser d’un pays où ces choses subsistent ? d’un peuple qui les accepte, d’un gouvernement qui les croit nécessaires ? Il est des laideurs devant lesquelles on se demande avec épouvante si quelque inconcevable caprice de la nature n’a pas donné la forme humaine à certains monstres de l’animalité inférieure. Ceux-là sont de simples voleurs, d’ailleurs voués à la mort ; celle-ci est une homicide que l’on a laissée seule, elle attend son exécution : c’est une vieille femme folle, qui pousse en m’apercevant des ricanemens sinistres, et me fait comprendre, par des gestes cyniques, qu’elle a empoisonné son mari et qu’on va bientôt lui couper le cou, puis tout à coup elle entre dans un accès de fureur et tombe en syncope. Quand je me retrouve dans la rue, quoique laide et sombre, il me semble sortir du troisième cercle de l’enfer.

Épuisons vite, s’il se peut, les émotions de ce genre et courons au lieu d’exécution. C’est une sorte d’allée entre deux murs qui débouche sur une rue très fréquentée ; les jours d’exécution, le juge se place à une extrémité et fait aligner les quinze ou vingt condamnés en longue file devant lui, puis le bourreau passe et d’un seul coup de sabre fait voler chaque tête l’une après l’autre ; quelques minutes à peine suffisent à l’opération, il y a environ 1,500