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d’argent massif, et il y fait chaud : si l’on met un œuf une demi-minute au soleil, il est dur ; un quart de minute, il est à la coque. Venise aussi est une belle ville mais, quand j’y passai, un malheur venait d’avoir lieu, une inondation : toutes les rues étaient autant de fleuves, on ne pouvait aller qu’en bateau. Nous avions un sergent-major, un certain Tworski, vous d’avez peut-être connu ? Un Polonais ! Naturellement il pensait : « Un Ruthène croit tout ce qu’on veut. » Ce Polonais-là n’a-t-il pas essayé de me faire accroire que la ville restait toujours ainsi, parce qu’elle était située dans la mer ! Je lui ai ri au nez, naturellement. Pour bâtir leur ville dans la mer, il aurait fallu que les habitans fussent fous. L’homme n’est pas un poisson, parbleu ! Comment vivrait-il dans l’eau ? Prague aussi a son mérite, mais le pays ne m’a pas plu parce qu’il n’y a que des Bohémiens.

Voilà donc mes douze ans de service terminés, j’ai mon congé, le colonel pleure, les officiers pleurent, moi, je pleure aussi ; toutefois je me dis : — Ici, je suis utile, mais à la maison je serai bien plus utile encore. — Je m’en retourne chez nous là-dessus, et je deviens juge du village, vous allez voir comment.

Ivon vida son verre et se mit à l’aise, puis il bourra sa pipe, une vraie pipe gallicienne, de tabac de son cru, et l’alluma soigneusement. Le parfum fut tel que j’ai encore pitié de mon nez. Ensuite il commença :

— J’ai été élu du vivant de mon père, car Dieu a donné à mon père une longue vie. Il y a vingt ans qu’il est mort, âgé de quatre-vingts ans, au sermon…

— Vous dites ?..

— À un sermon du pape. Votre père, monsieur le bienfaiteur, avait défendu le schnaps à mon père. Bon ! il n’en buvait plus ; mais un dimanche, comme nous partions pour l’église, le vieux dit : — Moi, je reste à la maison. — Il n’y reste pas, il va au cabaret. Ce ne serait pas encore là un grand malheur ; mais le pope, au lieu d’un sermon assez court, comme il nous en faisait d’ordinaire, en débite un de deux heures. Le vieux a donc le temps de boire tout son soûl. Quand je sors de l’église et qu’à mon tour je gagne l’auberge, car rien ne donne soif comme un sermon, je vois une foule qui se lamente : mon pauvre père avait été frappé d’apoplexie. Maudit pope ! Il avait justement prêché sur les Pharisiens qui…

— Vous m’avez dit que vous étiez déjà juge du vivant de votre père ?

— Oui, et contre sa volonté. Lorsque je revins avec mon congé, il me dit : — Quand je pense que tu voulais un jour te couper le doigt ! Qui se serait attendu à te voir devenir brave ? Maintenant