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jour en jour comme du pain sec, et Jasko gagner de plus en plus d’amis, car il avait autrement que moi le talent d’être aimable pour tout le monde. Kasia d’ailleurs le poussait et agissait pour lui ; le meilleur vinaigre sort d’un bon vin, et la plus forte haine d’un ardent amour.

Trois dimanches plus tard, on criait déjà dans l’auberge : — Vive Jasko ! Voilà notre homme ! — Et, si le respect de leur propre résolution ne les eût retenus, ils l’auraient proclamé tout de suite pour juge.

J’entends cela, je me glisse dans la maison, je me jette sur mon lit, je m’enfonce dans la paillasse. Oh ! que tout était noir devant mes yeux et dans mon cœur ! — Monsieur le bienfaiteur, je suis devenu un fainéant, un coquin à force de tristesse, buvant un jour jusqu’à battre les murs, gémissant le lendemain tout seul à la maison comme un désespéré. Le père grondait, la femme pleurait, les voisins me faisaient des remontrances, mais au lieu de me corriger, je haïssais Jasko toujours davantage et je me disais : — C’est lui qui est cause de mon malheur. S’il n’était plus là… Je m’engageais, comme vous voyez, sur un mauvais chemin, sur un très mauvais chemin ; mais tout à coup voilà que les choses changent et s’arrangent pour le mieux, grâce à Jasko justement. L’histoire est singulière.

Chez nous l’hiver vient toujours de bonne heure, mais jamais il ne vint plus tôt que cette année-là. Déjà, quinze jours avant la fête des Trépassés, il y avait de la neige et de la glace. Cette fête venue, la neige se mit à tomber de nouveau trois semaines de suite sans interruption, du matin au soir et du soir au matin. Toujours le même froid sec, le même calme dans l’air, toujours les mêmes flocons. Trois semaines ! monsieur le bienfaiteur ; qui ne l’a pas vue ne saurait se faire une idée de la plus grande horreur qui puisse fondre sur les hommes ! On est là dans son coin, condamné à l’oisiveté dans le crépuscule de sa chaumière, témoin, pour ainsi dire, de son propre enterrement, car cette neige vous ensevelit lentement, peu à peu. Quiconque auparavant n’avait jamais réfléchi, devient rêveur, quiconque ne s’était jamais plaint devient désespéré, quiconque n’avait que le germe d’un forfait dans son cœur, sent ce germe croître au milieu du terrible silence, jusqu’à en crier d’angoisse. Et la terrible uniformité des jours et des nuits ! Le jour et la nuit se ressemblent, tant l’une est éclairée par la neige et l’autre assombri par les nuages ; un matin, cette demi-clarté lugubre vient elle-même à manquer, la chaumière s’emplit de ténèbres ; elle est ensevelie dans la neige par-dessus les fenêtres. Tout le jour il faut se livrer, pour déblayer cette neige, à un travail