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commencement de réforme, l’impôt personnel, tel qu’il fut établi par Pierre le Grand, demeure encore le principal des impôts directs. La capitation, la taxe des âmes (podouchnaia podat), se ressent toujours de son origine et pèse encore exclusivement sur le bas peuple, ou même aujourd’hui sur le moujik. La noblesse et le clergé en ont toujours été affranchis, et cette exemption avait été étendue par Catherine II aux gros marchands ou commerçans des villes. Il n’y avait donc d’assujettis à la capitation que les habitans n’appartenant point à l’une de ces trois classes privilégiées, c’est-à-dire le menu peuple des campagnes et des villes, le paysan et le petit bourgeois, formant ce qu’on appelait de là les classes imposables ou taillables (podatnyia soslvaviia). Jusqu’au règne d’Alexandre II tout l’impôt direct était ainsi fondé sur la subdivision en classes et partageait la nation en deux moitiés inégales dont la plus nombreuse et la plus pauvre subissait seule le joug de l’impôt[1].

Une telle anomalie semblait ne pouvoir durer après l’émancipation des serfs. Une commission nommée pour l’étude de la réforme fiscale n’a pu cependant, après dix ans de travaux, amener la suppression de l’impôt des âmes. Le petit bourgeois, le mêchtchanine des villes, a seul été exempté de la capitation, remplacée pour lui par un impôt foncier. Le paysan, le moujik, attend encore sa libération. La commission a bien proposé en 1870 un projet de loi ayant pour but de faire passer l’impôt de la tête du paysan sur son bien et de l’homme sur la terre : ce projet, soumis aux délibérations des assemblées provinciales, y a soulevé de vives et justes critiques. La commission en effet s’était surtout préoccupée de ne point diminuer le revenu du trésor et de ne pas faire tomber sur d’autres classes le fardeau actuellement à la charge des paysans. Une réforme conçue dans un tel esprit portait plutôt sur la forme que sur le fond de l’impôt ; elle laissait persister dans le régime financier les traces séculaires de la division en classes privilégiées et en classes taillables, alors même que l’égalité avait triomphé dans la nouvelle organisation judiciaire et la nouvelle loi militaire. C’eût été sanctionner d’une main des distinctions ou des privilèges que l’on renversait de l’autre. Aussi le projet de la commission renvoyé à l’examen des zemstvos provinciaux y a-t-il rencontré peu de faveur. La noblesse et la grande propriété, qui dans ces assemblées ont une influence prépondérante, n’ont pas voulu en abuser au profit de leurs intérêts particuliers. Avec une claire intelligence des conditions de la vie moderne, la plupart des zemstvos ont demandé que

  1. Voyez à ce sujet notre étude sur les Classes sociales en Russie dans la Revue du 1er avril 1876.